Conscience
- Le 19/04/2017
Descartes écrit dans les Méditations métaphysiques : « L’esprit et le corps sont des substances réellement distinctes. »
Pour Descartes, seul le corps est soumis aux lois de la physique ; l’esprit ne l’est pas.
En revanche, Descartes conçoit déjà le corps comme une simple machine dont les fonctions « suivent tout naturellement de la disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate de celle de ses contrepoids et de ses roues ».
Le dualisme cartésien a prévalu longtemps : il répond à l’intuition qu’il est difficile de réduire un état mental à un état physique.
Comment une explication purement physique (neurophysiologique) pourrait-elle par exemple rendre compte de l’état mental « je pense à mon examen de demain et j’ai peur de le rater » ? L’activité neurophysiologique n’est-elle pas seulement le corrélat d’une activité mentale distincte par nature ?
Les philosophes contemporains, prenant acte des progrès de la connaissance dans les sciences physiques, la biologie ou la neurophysiologie, ainsi que de la sophistication des robots construits aujourd’hui, rejettent majoritairement le dualisme des substances.
Toutefois, nombre d’entre eux défendent encore une forme ou une autre de dualisme autour de la conscience.
Certains jugent par exemple concevable de fabriquer une machine qui se comporterait comme nous, mais inconcevable une machine qui ressentirait les choses comme nous. Pour eux, pas de machine consciente.
Pour d’autres, la conscience échapperait simplement à la science.
Qu’en est-il ?
La conscience, qu’est-ce que c’est ?
La conscience, c’est d’abord un état.
A un instant donné, on est conscient ou on ne l’est pas.
On est conscient quand on est capable de dire ce qui nous passe par la tête : « Je pense à mon examen de demain… j’ai peur… »
On n’est pas conscient quand on est sous anesthésie générale, quand on dort, quand on fait quelque chose de façon automatique, sans y penser.
La conscience est ensuite un état subjectif.
Quand je dis « j’ai peur », c’est moi qui ressens cette peur. Personne d’autre que moi ne peut dire qu’il ressent ma peur.
Existe-t-il une science de la conscience ?
Peut-on construire une science autour de phénomènes subjectifs ?
La question est posée dès lors que les sciences se sont construites jusque-là autour de phénomènes objectifs (comme le mouvement des astres), sur lesquels des observateurs extérieurs (sans influence sur les phénomènes observés) peuvent se mettre d’accord sans ambiguïté (le cas échéant par la médiation de machines).
Dans son livre Le Code de la conscience, Stanislas Dehaene montre qu’une science de la conscience existe bien. Il en donne les méthodes d’investigation, les premiers résultats, les premiers modèles.
Le domaine premier d’application de cette science nouvelle : la prise de conscience.
Qu’est ce qui fait qu’une image, un son, une idée, une sensation accèdent à la conscience à un instant donné ? Notre cerveau est constamment saturé de stimulations sensorielles et pourtant un petit nombre d’entre elles accèdent à la conscience. Pourquoi ? Comment ?...
Les fondements de cette science nouvelle : des méthodes de manipulation de la conscience ; l’introspection ; des méthodes d’imagerie cérébrale.
Les méthodes de manipulation de la conscience permettent de traiter la conscience comme n’importe quelle autre variable expérimentale et de la faire varier tout en gardant les autres paramètres constants. On peut ainsi présenter à une personne une image encadrée par des masques qui empêchent de la voir de façon consciente si le temps de pause est inférieur à un seuil. Au-dessus du seuil, l’image est perçue consciemment ; au-dessous, elle ne l’est pas (elle est alors dite subliminale).
L’expérience permet d’analyser les différences entre la vision consciente et la vision non consciente d’images en s’appuyant sur le rapport de la personne testée qui peut dire ce qu’elle a vu, pas vu, ressenti pendant l’expérience (introspection), et les éléments transmis par les diverses méthodes d’imagerie cérébrale (IRM fonctionnelle, électrodes intra-craniennes…) qui montrent le cerveau en action dans l’expérience.
L’expérience montre qu’une image subliminale peut être non seulement vue inconsciemment mais traitée inconsciemment.
Inconscient
La personne à qui une image subliminale a été présentée déclare qu’elle n’a rien vu.
Pourtant, si on fait suivre cette image subliminale d’une autre image consciemment perçue (temps de pause supérieur au seuil), et qu’on demande à la personne de juger le plus vite possible si cette seconde image appartient à telle ou telle catégorie, on constate que la personne répond plus rapidement si les images subliminale et consciente sont congruentes.
(Si on demande par exemple à la personne de cliquer le plus rapidement possible si l’image qu’elle a vue est une image d’animal, son temps de réponse sera meilleur si l’image subliminale qui lui a été présentée préalablement est elle-même une image d’animal.)
Cette constatation vaut également pour des images subliminales de mots qui pourront être lus inconsciemment ou de chiffres qui pourront faire l’objet de calculs inconscients.
De même, on constatera que des images choquantes peuvent activer l’amygdale et déclencher des émotions inconscientes. (L’amygdale est une des régions principales du circuit des émotions dans le cerveau.)
On pense aujourd’hui que n’importe quelle aire cérébrale peut en principe être activée sur un mode non conscient. Le spectre des traitements non conscients identifiés et étudiés est d’ores et déjà très large : calcul, évaluation statistique, lecture, reconnaissance d’un visage, détection d’une erreur…
« Le moi subliminal n’est nullement inférieur au moi conscient », écrivait Henri Poincaré dans Science et méthode. Il illustrait son propos par l’importance du travail inconscient dans l’activité du mathématicien. Une anecdote qu’il racontait est demeurée célèbre : « Au moment où je mettais le pied sur le marchepied (de l’omnibus), l’idée me vint, sans que rien dans mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuschiennes étaient identiques à celles de la géométrie non euclidienne. Je ne fis pas la vérification, je n’en aurais pas eu le temps […] mais j’eus tout de suite une entière certitude. »
En fait, chacun sait qu’il se passe beaucoup de choses en dehors de la conscience.
Chacun sait par exemple qu’il peut être profitable de reporter une décision difficile en s’efforçant de ne plus y penser, que la meilleure décision finira par émerger.
Dans ces conditions, se pourrait-il que la conscience soit épi-phénoménale comme le suggèrent certains ? Se pourrait-il que, comme la mouche du coche, elle ne joue aucun rôle et que tout soit fait en dehors d’elle ?
Ce n’est pas ce que montrent les résultats des études sur la question.
Conscience
Les études présentent l’inconscient comme une armée de processeurs qui opèrent massivement et en parallèle pour évaluer, faire des calculs statistiques, trier les innombrables stimuli de toutes natures (images, sons, émotions…), internes et externes, qui occupent notre cerveau, avant de sélectionner et transmettre à la conscience le petit nombre d’entre eux qui sont jugés pertinents.
La conscience est chargée de mettre en relation ces éléments hétérogènes pour les traiter de façon séquentielle cette fois, et dans la durée.
Seule la conscience permet de garder des éléments en mémoire, le temps de les combiner pour créer des pensées durables qui informeront nos décisions, des pensées que nous pourrons communiquer.
A l’inverse, les données traitées de façon non consciente sont évanescentes. Au bout de 1 à 2 secondes, l’activation inconsciente s’affaiblit jusqu’à en devenir indétectable.
La conscience se présente ainsi comme un espace d’analyse et de délibération plutôt conforme à l’intuition que nous en avons.
Cet espace est identifié physiologiquement.
Il s’appelle « espace de travail neuronal global ».
Il est fait d’un réseau de connexions à longue distance, particulièrement au sein du cortex préfrontal, dont le rôle est de diffuser et maintenir en ligne les informations utiles. Une fois qu’une information est consciente, elle peut être redirigée vers n’importe quelle autre région du cerveau, en fonction de nos objectifs.
L’espace de travail neuronal global n’est pas propre à l’espèce humaine. Nous le partageons par exemple avec les singes.
Il semble pourtant que seul le cerveau humain soit capable dans cet espace de travail de combiner des représentations hétérogènes pour former un véritable « langage de la pensée », ainsi que l’explique Stanislas Dehaene : « L’unicité de l’espèce humaine est peut-être à rechercher dans la façon particulière que nous avons de formuler nos idées à l’aide de structures symboliques enchâssées les unes dans les autres. C’est la récursivité – la propriété qu’ont nos pensées de s’emboîter comme des poupées russes, en sorte que chaque pensée peut elle-même devenir le point de départ d’une autre pensée de niveau supérieur : partir, partir vite, vouloir partir vite, ne pas vouloir partir vite, prétendre ne pas vouloir partir vite, etc. »
Le langage pourrait avoir évolué vers la communication avec les autres à partir de ce système interne de composition mentale, qui semble être à l’origine de plusieurs compétences de notre espèce comme l’invention d’outils, notre capacité à imaginer ce que pensent les autres ou plus simplement la conscience de soi.
Machine consciente
Peut-on fabriquer une machine consciente ?
Le modèle de l’espace de travail global fait certes appel à des fonctions dont les machines contemporaines sont dépourvues.
Dans une machine consciente par exemple, les programmes (homologues des modules cérébraux) devront communiquer entre eux avec une très grande flexibilité ; à chaque instant, n’importe quelle information devra pouvoir être sélectionnée pour en faire le centre d’intérêt de toute la machine ; la machine devra être autonome (au sens propre, c’est-à-dire qu’elle définira ses propres règles) ; etc.
Pour autant, rien ne s’oppose en principe à la construction d’une telle machine.
Qualia
De nombreux philosophes avancent une autre objection à la construction d’une machine consciente : les « qualia ». Ils désignent ainsi ce qu'on pourrait appeler les quanta de l’expérience subjective que sont la peur de l’un, la joie de l’autre… des peurs et des joies privées. Ils avancent que si on comprend comment une machine consciente pourrait reproduire des tâches même complexes de traitement de l’information, on ne comprend pas en revanche comment elle pourrait reproduire les qualia.
C’est vrai, aujourd’hui.
Pourtant, à y regarder de plus près, les qualia font appel à des intuitions plutôt imprécises et il est troublant de constater qu’ils ne jouent aucun rôle dans le traitement de l’information par le cerveau. Ils semblent véritablement épi-phénoménaux.
On peut faire le pari avec Stanislas Dehaene que les qualia seront rangés un jour prochain dans la catégorie des concepts pré-scientifiques : « Ce ne sera pas la première fois que la science remettra en cause une de ses intuitions les plus sûres (pensez au lever du soleil, qui est une rotation de la terre dans le sens opposé). »
Les qualia subiraient ainsi le sort du vitalisme, défendu au moment où on n’avait pas encore développé la biochimie. (On disait alors que la chimie ne pourrait jamais rendre compte du vivant.)
Et après ?
Au-delà des travaux engagés sur la conscience, l’enjeu plus général des neurosciences est d’expliquer comment les états mentaux sont produits par les états d’activité du cerveau, de la même façon que les sciences physiques expliquent déjà comment les états de la matière (solide, liquide, gaz…) sont produits par les interactions entre atomes.
Les neurosciences pourront ainsi donner à la psychologie le fondement physiologique qui lui fait encore défaut.
A titre d’exemple, dire que l’esprit humain est constitué de 3 instances – l’inconscient, le préconscient et le conscient ou encore le moi, le ça et le surmoi – n’a pas plus de fondement que de dire que Dieu est constitué des 3 instances – le Père, le Fils et le Saint-Esprit – dès lors qu’on ne précise pas comment les instances de l’esprit humain s’inscrivent dans le système nerveux d’une personne physique.
Dans leur quête matérialiste de l’esprit, les neurosciences rencontrent aujourd'hui le même scepticisme que rencontrent les explications naturalistes nouvelles depuis les débuts de la science.
A la fin du 19ème siècle, Emil du Bois-Reymond (médecin, physiologiste et philosophe) inventa la formule « Ignoramus, ignorabimus » (nous ne savons pas, nous ne saurons jamais) pour indiquer que la science ne pourrait jamais franchir certaines limites.
Le mathématicien David Hilbert lui a répondu en 1930 : « Pour nous, il n’y a pas d’ignorabimus dans les sciences naturelles. Notre mot d’ordre est : Nous devons savoir, nous saurons. »
Ce mot d’ordre figure sur sa tombe à Göttinguen.