Langage

  • Le 26/08/2018

D’où vient le langage ? Quand et comment est-il apparu ?

Pourquoi parlons-nous alors que les chimpanzés ne parlent pas ?

Le chimpanzé est notre plus proche parent dans le règne animal. Il appartient à une espèce sociale qui nous ressemble à bien des égards. Pour s’en convaincre, il suffit, comme l’a fait le primatologue Frans de Waal, d’observer les turpitudes de la vie politique d’une communauté de chimpanzés.
On pourrait croire qu’il ne leur manque que le langage pour être des hommes, mais la différence excède le langage : une communauté de chimpanzés est régulée par la biologie et ses inhibitions alors qu’une communauté humaine l’est par la culture et ses interdits.

L’homme peut tout faire, et fait tout, dans le meilleur comme dans le pire. Ce qui l’arrête dans le pire, c’est le contrôle social, exercé dans une société moderne par la police et la justice.
A l’inverse, le chimpanzé ne peut pas tout faire, et ne fait donc pas tout. Chez lui, de nombreux comportements sont inhibés ; ils ne lui viendront tout simplement pas à l’esprit. Alors qu’il est capable de comportements autrement complexes, un mâle béta dans la hiérarchie d’une communauté de chimpanzés ne tuera pas dans son sommeil le mâle alpha pour prendre sa place.


Hypothèse
 

A un moment de notre histoire évolutive, un comportement jusque-là inhibé, comme le meurtre d’un rival politique dans son sommeil, a été désinhibé pour un de nos ancêtres. Sans savoir quand ni comment c’est arrivé – une ou plusieurs mutations génétiques, associées ou pas à des conditions environnementales particulières –, on peut être sûr que c’est arrivé.
Cet événement fondateur, qui pourrait être unique, comme le péché originel, nous a irrémédiablement séparés du chimpanzé, et de tous les autres primates. La désinhibition à l’origine de cet événement s’est par la suite répandue parce qu’elle était favorable à ceux qui la portaient.
Ainsi est né l’homme moderne, ou plutôt son précurseur.

Jean-Louis Dessalles, chercheur en sciences cognitives, fait naître le langage chez ce précurseur, dans la période troublée qui a suivi son émergence. Dans son scénario, le langage ne précède pas la désinhibition, il la suit ; il va permettre la régulation sociale de cette nouvelle société dans laquelle tout le monde peut tuer tout le monde par la ruse, dans laquelle tout le monde doit se méfier de tout le monde.
La fonction première du langage serait ainsi d’afficher, plus que de dire ; de montrer qui est avec qui, qui est utile pour prévenir le danger, qui est digne de confiance.


Affichage
 

L’analyse de l’usage que nous faisons aujourd’hui du langage permet d’étayer cette hypothèse. Le temps que nous passons à parler pour ne rien dire est considérable. A quoi sert-il ? A faire comprendre à notre (nos) interlocuteur(s) notre sentiment vis-à-vis de lui (eux), à montrer dans quel camp nous sommes.
Une large partie de ce temps est en fait consacré à signaler aux autres ce qui sort de l’ordinaire, ce qui est inattendu : « Il paraît que… », « Savais-tu que… ? »… Les événements signalés ne présentent en général aucun intérêt dans le contexte où ils sont signalés ; ils servent à montrer que nous sommes capables de déceler ce qui est inattendu, ce qui sort de l’ordinaire, et de le signaler… à nos amis. Qualité utile pour prévenir le danger.
On observera que ce comportement est déjà présent chez l’enfant de 9 mois qui communiquera systématiquement aux adultes qui l’entourent tout ce qui lui paraîtra sortir de l’ordinaire, comme le pantin qui se balance au-dessus de lui. De son côté le jeune chimpanzé également attiré par tout ce qui sort de l’ordinaire ne signale rien à ses congénères.

Cette fonction d’affichage du langage paraît bien étrange. Le langage n’a-t-il pas simplement été retenu par la sélection naturelle pour partager l’information, comme le cou de la girafe a été retenu pour manger les feuilles des arbres les plus hauts ? Les choses ne sont pas si simples.
Le mécanisme de la sélection naturelle agit au niveau de l’individu, pas au niveau du groupe. Si un trait physique (comme le cou de la girafe) ou comportemental (comme le langage) est favorable aux individus qui le portent, alors ces individus se reproduiront plus que les autres et le trait pourra se répandre, dans l’espèce entière le cas échéant. C’est bien ce qui s’est passé pour le cou de la girafe.
Pour le langage, on comprend le bénéfice collectif qu’apporte à un groupe d’individus le partage de l’information détenue par chacun – pour lutter contre les prédateurs, pour chercher la nourriture, pour la vie sociale en général. En revanche, dans un échange par le langage entre un locuteur et un auditeur, si on comprend bien le bénéfice que tire l’auditeur à écouter et prendre les informations utiles que lui livre le locuteur, on comprend moins bien le bénéfice que tire le locuteur de l’échange.
D’autre part, si le langage est apparu dans l’espèce humaine pour partager l’information, pourquoi sommes-nous la seule espèce à en disposer ? Pourquoi les systèmes de communication animale existant dans de nombreuses autres espèces sont-ils restés aussi frustes par rapport au langage humain ?
Peut-être parce que la fonction première du langage n’est pas le partage de l’information mais bien la fonction d’affichage de Jean-Louis Dessalles.

Le cratérope écaillé donne un autre exemple éclairant de sélection d’un comportement d’affichage.
Le cratérope écaillé est un oiseau du désert qui vit en groupe, dans les rares buissons de son territoire. Son espérance de vie atteint 60 ans dans un bon buisson ; elle peut être de moins de 2 ans en terrain découvert. Le cratérope doit donc se faire accepter dans un buisson, d’une manière ou d’une autre. Pour ce faire, les individus sont en compétition pour… monter la garde, s’approcher le plus possible des prédateurs pour les éloigner du buisson qu’ils occupent, ou encore nourrir les jeunes. Ces conduites altruistes n’ont pas été retenues par la sélection naturelle pour leur caractère altruiste (la sélection naturelle n'opère pas au niveau du groupe) mais parce qu’elles permettent d’afficher les qualités utiles chez un partenaire de buisson.
Les cratéropes comme les hommes interagissent au sein de coalitions dans lesquelles ils choisissent leurs amis, sur les qualités qu’ils affichent.


Histoire évolutive
 

L’histoire évolutive du langage a commencé à s’écrire très récemment, dans les années 1990, plus d’un siècle après que Darwin a publié L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle. Darwin avait pourtant bien compris que la sélection naturelle opère sur les comportements comme sur les caractères physiques. L’histoire évolutive du langage est, il est vrai, difficile à écrire : elle engage de nombreuses disciplines du savoir – la paléoanthropologie, la biologie évolutive, la neurophysiologie, la linguistique, la psychologie cognitive, l’éthologie (la liste n’est pas close) – et les preuves matérielles sont rares (les paroles ne laissent pas de traces).

Les scénarios élaborés restent bien sûr spéculatifs et des questions élémentaires restent ouvertes.

Le langage est-il apparu par étapes : un protolangage (langage Tarzan), sans syntaxe, puis le langage tel que nous le connaissons, avec syntaxe ?
Cette idée a été défendue par le linguiste Derek Bickerton, qui a suggéré que le langage pouvait être issu d’un protolangage comme une langue créole peut être issue d’un pidgin. A l’exemple de Hawaï qui a vu se créer un pidgin d’anglais, dont le vocabulaire et la syntaxe étaient extrêmement pauvres, au sein de la main d’œuvre polyglotte, formée de Chinois, Coréens, Japonais ou autres Philippins, immigrée aux environs de 1900 pour travailler dans les plantations de canne à sucre. Les enfants de ces immigrés en ont fait une langue créole en quelques années.

Le langage est-il une exaptation ?
L'exaptation est une adaptation opportuniste : les caractères utiles à une nouvelle fonction ont en fait été sélectionnés pour une autre. Les plumes des théropodes ont par exemple été sélectionnées pour la thermorégulation ; elles ont permis le vol.

La récursivité est-elle la propriété singulière qui caractérise le langage humain ?
Cette idée est défendue par Noam Chomsky. La récursivité est la propriété du langage qui permet d’enchâsser les éléments d’une phrase : « Je crois qu’il sait que j’ai compris qu’il a menti. » Cette propriété n’est observée même de façon embryonnaire dans aucun système de communication animale. Est-elle une propriété de la pensée avant d’être celle du langage ? Est-elle apparue indépendamment ?

Questions difficiles, à instruire, sans réponses explicites dans le scénario de Jean-Louis Dessalles.

La psychologie évolutionniste qui s’attache à comprendre notre psychisme de sapiens moderne à travers notre histoire évolutive devrait tirer profit de l’histoire évolutive du langage en train de s’écrire. Le scénario de Jean-Louis Dessalles, s’il était confirmé, pourrait par exemple éclairer notre rapport au mensonge.


Mensonge
 

Les hommes traquent le mensonge. On comprend pourquoi : notre vie sociale repose sur la confiance et le mensonge y fait obstacle. Mentir ne coûte pas cher et peut rapporter gros. Il faut donc se montrer vigilant.
Les hommes sont pourtant exagérément vigilants et ont tendance à considérer qu’on ne peut pas faire confiance à une personne qui a menti une fois, le mensonge fût-il véniel. Comme si tout mensonge mettait en danger tout le monde, comme si nous vivions encore dans cette période troublée qui a vu naître le langage.
Ainsi, la personne qui mentira sur son âge ne sera pas jugée digne de confiance ; le mendiant qui simulera une infirmité pour gagner quelques sous et manger ne sera pas jugé digne de l’aumône qu’il réclame.
En revanche, le mensonge par omission sera beaucoup mieux toléré. Comme si le mensonge devait être dit pour être condamné, sévèrement.


Perspectives
 

Les progrès futurs dans l’histoire évolutive du langage sont à attendre de la neurophysiologie qui pourra dire comment le langage s’est concrètement inscrit dans notre système nerveux.
Rappelons le postulat de la psychologie évolutionniste : notre système nerveux est un produit du Pléistocène, cette longue période (2,5 millions d’années jusqu’au néolithique) qui remonte à la naissance du genre Homo et couvre notre passé de chasseur-cueilleur ; il a marginalement évolué par la suite.
L’étude de l’implémentation du langage dans notre système nerveux devrait confirmer que les grandes étapes de cette implémentation ne sont pas nombreuses, que l’exaptation est à peu près certaine, que nous restons à de nombreux égards des chasseurs-cueilleurs.