Souvenir
- Le 22/11/2020
Les souvenirs donnent souvent une fausse idée de ce que nous vivons réellement.
Des patients soumis à une opération chirurgicale effectuée sans anesthésie sont invités à noter leur douleur pendant l’opération, à intervalles réguliers, sur une échelle de 0 (pas de douleur) à 10 (douleur intolérable) ; après l’opération, ils sont invités à évaluer la "somme totale de douleur" sur l’ensemble de l’opération.
L’évaluation ex post des patients est prédite avec précision par la moyenne des niveaux de douleur au pire moment et à la fin de l’opération (règle dite pic-fin) ; la durée de l’opération est négligée dans l’évaluation.
Ainsi, pour les patients A et B :
les surfaces hachurées qui représentent la "somme totale de douleur" sur l’ensemble de l’opération indiquent que, dans leurs vécus respectifs, le patient A a moins souffert que le patient B.
Pourtant, dans leurs souvenirs respectifs, c’est le contraire : le patient A a plus souffert que le patient B.
C’est la règle pic-fin qui s’applique : le pic de douleur est identique pour les patients A et B, alors que la fin est plus douloureuse pour le patient A que pour le patient B ; la durée de l’opération est plus courte pour le patient A que pour le patient B, mais la durée est négligée dans le souvenir des patients.
Une personne écoute avec ravissement une symphonie sur un disque vinyle ; une rayure sur le disque perturbe malencontreusement la fin de la symphonie ; la personne rapporte que la rayure a saccagé toute la symphonie.
En fait, la rayure n’a pas saccagé toute la symphonie mais sa fin.
Pourtant, dans le souvenir, c’est bien toute la symphonie qui a été saccagée.
Une autre application de la règle pic-fin (le pic et la fin étant confondus), dans la négligence de la durée.
Le psychologue Daniel Kahneman, qui a conduit l’étude des patients et rapporte l’anecdote musicale, montre à travers différentes enquêtes que les mêmes règles s’appliquent aux souvenirs sur longue période, jusqu’à l’évaluation de vies entières.
Dans l’évaluation de vies entières comme pour des épisodes plus brefs, seul compte le souvenir des pics et des fins ; la durée ne compte pas.
Un cas d'école
Ma vie personnelle est un cas d'école.
Après 35 ans de vie commune, j’ai découvert 30 ans de double-vie, 30 ans de mystification, 30 ans de trahison de la confiance.
Le meilleur auteur de vaudeville ne saurait quoi faire de cette histoire ridicule par la durée.
Si je me retourne sur ces 30 ans, j’en vois mentalement la fin – la découverte – et les pics des événements du passé qui précèdent et confortent cette découverte ; je ne vois pas la durée.
On me dit : « Pierre, tu n’étais pas malheureux… »
C’est sans doute vrai, mais ce n’est pas ce qui ressort de mon souvenir.
Mon souvenir me laisse triste et amnésique.
Chopin, Nocturne 13, Do mineur (extrait)