Temps

  • Le 24/02/2017

Saint-Augustin écrit dans Les Confessions : « Qu'est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne se passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent. »

Saint-Augustin dit ainsi la difficulté à appréhender le temps, qu’on ne perçoit pas directement mais à travers les mouvements ou changements qu’on observe autour de nous et dont on a l’intuition qu’ils sont liés au passage de ce que nous appelons le temps.

Aristote disait lui que le temps est le « nombre du mouvement », anticipant par sa formule que le temps doit non seulement être conceptualisé mais aussi mesuré.

Comme tous les concepts de la physique, le concept temps a une histoire.

Tant que l’expérimentation ne sera pas conviée dans le débat, l’histoire du concept temps restera liée aux enseignements de la physique intuitive, la physique que nous a léguée l’évolution.

La physique intuitive est inscrite dans notre système nerveux.
C’est elle qui nous dit que le monde qui nous entoure est fait d’objets, immobiles ou en mouvement dans l’espace ; que l’espace est fait de lieux, plus ou moins éloignés ; qu’un objet occupe un seul lieu, qu’il tombe vers le bas si aucune force ne le conduit ailleurs ; que le mouvement des objets se déroule dans le temps…
La physique intuitive a permis aux premiers hommes de se débrouiller dans un monde de chasseurs-cueilleurs. Elle n’a pas évolué significativement, pas plus que notre système nerveux dans son ensemble qui a été « conçu » pour résoudre des problèmes de chasseurs-cueilleurs.

La physique moderne, née avec l’expérimentation et un usage extensif des mathématiques, va donner petit à petit une image du monde toujours plus éloignée de la physique intuitive.
 

Temps absolu vs temps relationnel
 

Le temps est-il indépendant des événements qui se déroulent dans le monde ?

A cette question, Newton répond oui ; Leibniz, non.
Pour Newton, le temps est absolu ; pour Leibniz il est relationnel.
Pour Newton, une horloge universelle pourrait en principe donner l’heure, la même pour tous, partout. Qu’il se passe quelque chose ou qu’il ne se passe rien.
Pour Leibniz, le temps n’est que l’ensemble des relations temporelles (avant, après…) entre les événements. Pas de temps sans événement.

Newton et Leibniz s’opposent de la même façon sur le concept d’espace.

Newton conçoit l’espace comme une boîte, indépendante de la matière qui s’y trouve, alors que Leibniz le conçoit comme l’ensemble des relations spatiales (contiguïté, distance…) entre objets matériels.
Pour Newton, l’espace pourrait être vide de matière ; pour Leibniz, pas d’espace sans matière.

 

Mécanique classique
 

Newton est un des pères de la physique moderne. Il est le premier à développer une théorie physique (théorie de la gravitation universelle) valable sur la terre comme au ciel. La mécanique qu’il conçoit sera plus tard dite classique.

Jusqu’à l’arrivée de la relativité au début du 20ème siècle, la mécanique classique va s’imposer, et avec elle, la conception d’un espace boîte et un temps absolu.
 

Relativité
 

La relativité, dont les articles fondateurs sont écrits par Einstein en 1905 et 1915, va entamer sérieusement le bel édifice de la mécanique classique, remettre en question le temps absolu de Newton et réhabiliter le temps relationnel de Leibniz.

2 constats expérimentaux…
Le premier établit que 2 horloges en mouvement l’une par rapport à l’autre (l’une part en voyage pendant que l’autre l’attend) ne marqueront pas la même heure lorsqu’elles se retrouveront.
Le temps dépend du mouvement.
Le second établit que 2 horloges à des altitudes différentes sur la terre ne marquent pas non plus la même heure.
Le temps dépend de la gravité.

2 remarques…
Les constats précédents sont établis à notre échelle, avec des horloges d’une très grande précision bien sûr.
On peut remplacer les horloges par des personnes ; c’est alors l’âge des personnes et non plus l’heure des horloges qui varie.

En résumé…
Pas de temps absolu ni d’horloge universelle : le temps est local, dépend du mouvement, de la gravité ; une horloge mesure son temps propre.

 

Réversibilité
 

La mécanique classique et la relativité sont fondées sur des modèles mathématiques qui disent l’évolution dans le temps d’un système physique. Ces modèles s’appliquent à différents systèmes physiques : un pendule, le système solaire, l’univers…

Les équations de la mécanique classique et de la relativité ont la propriété de rester valides si on inverse le cours du temps. Le film à l’envers est possible.

Cette propriété dite « réversibilité » ne doit pas surprendre : elle dit par exemple que le système solaire fonctionnerait très bien si on inversait le sens de rotation des planètes sur leurs différentes orbites autour du soleil, ce qui n’est pas extravagant pour un esprit un peu cultivé qui s’est fait expliquer même sommairement la gravitation universelle de Newton.
 

Temps et chaleur
 

On ne peut pas dire en revanche qu’un pendule qui revient à l’équilibre du fait de frottements est un système réversible : chacun conviendra que le film à l’envers montre une évolution impossible.

Les modèles mécaniques ne s’appliquent plus lorsqu’il y a frottement, ou plus généralement échange de chaleur.
La théorie des échanges de chaleur est faite par la thermodynamique qui est née au 19ème siècle et a énoncé 2 principes applicables à tout système isolé : la conservation de l’énergie (1er principe) et l’augmentation de l’entropie (2ème principe).

L’exemple canonique d’application du 2ème principe est celui de la boîte qui contient du gaz. Une cloison divise la boîte en 2 compartiments étanches. Le gaz est au départ mis dans un seul compartiment. On retire la cloison. Sans surprise, le gaz va vite remplir le 2ème compartiment pour occuper in fine toute la boîte.
C’est en vertu du 2ème principe de la thermodynamique que la boîte se remplit de gaz.

On sait que le gaz est fait de molécules qui s’agitent, s’entrechoquent, créant ainsi de la chaleur. Lorsqu’on retire la cloison entre les 2 compartiments, chaque molécule évolue d’une façon telle qu’après un certain temps le gaz occupe toute la boîte.
Peut-on imaginer l’inversion du temps dans cette expérience ? Après tout, il suffirait que toutes les molécules prennent simplement le chemin inverse de celui qu’elles ont suivi. Pour chaque molécule, c’est possible. L’hypothèse paraît raisonnable et pourtant chacun conviendra que le film à l’envers n’est pas possible, qu’il n’est pas possible que les molécules lorsqu’elles occupent toute la boîte se regroupent spontanément dans le 1er compartiment.
C’est en vertu du 2ème principe que le temps n’est pas réversible dans l’expérience. Ce principe dit que la chaleur va toujours des objets chauds vers les objets froids. Au départ de l’expérience, le 1er compartiment de la boîte, qui contient seul les molécules de gaz, est plus chaud que le 2ème ; à la fin, les molécules de gaz occupent les 2 compartiments qui sont à la même température, plus faible que la température initiale du 1er compartiment et plus forte que la température initiale du 2ème compartiment.

En résumé, lorsqu’il y a échange de chaleur, le temps n’est pas réversible, la flèche du temps existe bien.
Comme l’écrit Carlo Rovelli dans Par-delà le visible : « C’est toujours la chaleur qui en dernière analyse distingue le passé du futur. C’est universel : une chandelle brûle et se transforme en fumée, mais la fumée ne se transforme pas en chandelle. »

 

La disparition du temps
 

La physique développe depuis longtemps une idée du temps qui s’éloigne toujours plus de l’intuition que nous en avons.
Il est ainsi souvent évoqué la « disparition du temps » dans la physique.

Il est vrai que ce qui nous semble constitutif du temps dans l’intuition que nous en avons – le passé est fixe, le futur ouvert, l’instant présent particulier – paraît sérieusement remis en question dans la physique.

Ainsi…
Le temps de la mécanique classique, réversible, ne distingue pas le passé du futur ; l’instant présent n’a rien de particulier.
Le temps de la relativité générale s’intègre dans un univers-bloc regroupant espace, matière et temps, dans lequel passé, présent et futur restent indistincts.
La mécanique quantique et la physique des particules (modèle standard) intègrent le temps de la relativité restreinte dans lequel passé, présent et futur sont encore indistincts.

Seule la thermodynamique fait apparaître la flèche du temps… dont elle fait une approximation macroscopique.

Cette approximation repose sur l’interprétation du 2ème principe que donnera Boltzmann dès la fin du 19ème siècle, interprétation basée sur l’hypothèse atomiste alors encore vivement controversée. Boltzmann montrera à l’aide d’un calcul statistique que dans l’expérience du gaz dans la boîte, le film à l’envers n’est pas impossible, mais simplement très peu probable. Il établira que la probabilité que les molécules de gaz se regroupent spontanément dans le 1er compartiment est tellement petite que nous pouvons la considérer comme nulle et valider le 2ème principe qui a alors une valeur statistique.

Ainsi la flèche du temps apparaît avec l’échange de chaleur qui lui-même n’apparaît qu’au niveau macroscopique. Au niveau microscopique, les atomes (ainsi que les molécules) ne sont ni chauds ni froids. C’est lorsque nous décrivons les choses de façon statistique que la chaleur apparaît : un corps chaud est un corps dont la vitesse moyenne des molécules qui le composent est élevée.
 

Le temps émergent
 

La disparition du temps ne semble pas être remise en cause dans la recherche d’une théorie quantique de la gravité.

Cette recherche est en cours et les théories proposées restent spéculatives mais on observera qu’une partie de ces recherches prend acte de cet effacement progressif du temps en le faisant disparaître totalement de la description élémentaire (microscopique) du monde.

Carlo Rovelli (avec d’autres cosmologistes) défend par exemple un modèle de gravité quantique dit à boucles dans lequel la variable temps disparaît complètement des équations de la description élémentaire du monde.
Cette disparition ne signifie pas bien sûr que rien ne change à un niveau élémentaire, mais que ce qui change ne peut pas être ordonné en une succession commune d’instants.
Dans ce modèle, on peut dire que « le temps n’existe pas », qu’il « émerge » au niveau macroscopique, qu’il vient du fait que nous observons le monde de manière grossière.

Cette façon de parler n’est pas, on l'a vu, vraiment nouvelle : la température est absente au niveau microscopique (les atomes ne sont ni chauds ni froids) et présente au niveau macroscopique (comme approximation).
Ce qui est nouveau c’est l’application de l’idée d’émergence au temps lui-même, qui disparaît de la description microscopique du monde.

Encore Carlo Rovelli dans Par-delà le visible : « Tant que nous nous limitons à une description complète du système, toutes les variables du système sont égales et aucune ne représente le temps. Mais dès que nous décrivons le système à l’aide de quantités moyennes sur de nombreuses variables, aussitôt les choses s’organisent de façon que ces quantités moyennes se comportent comme si un temps existait. Un temps au cours duquel la chaleur se dissipe. Le temps de notre expérience quotidienne. […] Le temps n’est qu’un effet de notre négligence à l’égard des micro-états physiques des choses. […] Le temps est notre ignorance. »
 

Et après ?
 

Après… il faut attendre que ce qui reste aujourd’hui spéculatif soit confirmé.

Il conviendra ensuite d’essayer de tirer les conséquences des étrangetés portées par cette conception du temps… comme celle selon laquelle nous pourrions vivre dans un monde sans temps si nous avions une perception plus fine de la réalité (si nous avions accès au monde microscopique).

On observera que la conception newtonienne du temps absolu (et de l’espace boîte) a été relativement facile à intégrer à la physique intuitive. En revanche, depuis Boltzmann, depuis Einstein, soit depuis plus d’un siècle, les étrangetés sur la conception du temps apportées par la physique théorique laissent toujours perplexes. Cette tendance ne semble pas vouloir s’inverser.

Laissons le dernier mot au prophète Einstein qui un mois avant sa propre mort écrivait à la veuve de son ami Michele Besso qui venait de mourir : « Michele a quitté ce monde bizarre, un peu avant moi. Cela ne signifie rien. Les gens comme nous, qui croient en la physique, savent que la distinction entre passé, présent et futur n’est pas autre chose qu’une illusion persistante. »