Religion
- Le 25/06/2017
Le plus long chapitre des Essais de Montaigne est intitulé Apologie de Raymond Sebon.
Montaigne y entreprend soi-disant la défense de Raymond Sebon, médecin, théologien et philosophe du 15ème siècle, qui entendait fonder la foi sur la raison.
En fait, Montaigne développe dans ce chapitre un réquisitoire contre la raison humaine, qui ne serait rien sans la foi : « Nos idées et raisonnements sont une masse informe, sans façon et sans lumière, si la foi et la grâce de Dieu n’y sont pas étroitement unies. »
Il explique qu’il faut combattre cette entreprise – fonder la foi sur la raison – qui ne peut être que le fait d’orgueilleux.
Il rappelle l’épître de Pierre : « Dieu résiste aux orgueilleux et accorde sa grâce aux humbles. »
L’idée que foi et raison ne sont pas conciliables est très courante chez les personnes religieuses. Elle n’est pas de nature à pacifier le monde où les religions s’affrontent depuis longtemps, foi contre foi, hors de toute raison.
Preuves
Raymond Sebon n’était pourtant pas le premier à tenter cette synthèse entre foi et raison. Anselme de Cantorbéry ou Thomas d’Aquin, pour ne citer qu’eux, l’avaient précédé. Ils avaient par exemple l’un et l’autre développé des preuves de l’existence de Dieu.
Ces preuves, produites par les meilleurs esprits de leur époque, laissent aujourd’hui perplexes.
La preuve dite ontologique d’Anselme se résume par exemple ainsi : Dieu est parfait ; s'il n'existait pas, il ne se serait pas parfait ; donc il existe.
On comprend qu’elle soit tombée en désuétude.
Thomas a présenté dans sa Somme théologique 5 preuves. Une seule est restée en usage, la preuve dite par le gouvernement des choses : « Ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être connaissant et intelligent, comme la flèche par l'archer. Il y a donc un être intelligent par lequel toutes choses sont ordonnées à leur fin, et cet être, c'est lui que nous appelons Dieu. »
Cette preuve dite aujourd’hui finaliste a connu de nombreux avatars.
Fin 18ème, l’évêque anglican William Paley en a donné une version demeurée célèbre. Il imagine qu’en traversant un désert, il trouve une montre. Il l’observe attentivement et découvre que « ses diverses parties sont faites les unes pour les autres, et dans un certain but ; que ce but est le mouvement, et que ce mouvement tend à donner les heures ». Après analyse détaillée de tous les composants – ressorts, roues, engrenages, balanciers, aiguilles, cadran – et leur agencement, il se dit : « Il faut que cette machine ait été faite par un ouvrier, ou plusieurs, qui aient eu en vue le résultat que j’observe, lorsqu’ils ont fabriqué cette montre. » Il conclut : « J’ai dit que le raisonnement de celui qui nie l’art et l’invention dans la montre était précisément le raisonnement des athées ; car l’évidence d’un dessein se retrouve dans les ouvrages de la nature, comme dans l’ouvrage d’une montre, avec cette différence que les œuvres de la nature sont plus variées et plus admirables, dans une proportion qui excède tout calcul. »
Cette preuve était encore légitime à la fin du 18ème siècle. A cette date, il semblait en effet que la science ne parviendrait pas à expliquer la vie comme elle avait expliqué le mouvement avec la mécanique de Newton. Il semblait que la vie échapperait toujours aux lois de la physique, quelles qu’elles soient.
La théorie de l’évolution et la biologie moléculaire ont eu raison de ces réserves. Nous comprenons aujourd’hui comment une algue peut évoluer de façon non finalisée vers un sapiens. Un mécanisme suffit : la sélection naturelle ; et du temps… beaucoup de temps.
Les créationnistes ont rebaptisé « dessein intelligent » la preuve finaliste. Ils en ont fait soi-disant une théorie dont ils défendent qu’elle a le même statut épistémologique que la théorie de l’évolution. Ils ont établi une liste d’exemples d’organes ou composants naturels complexes dont l’histoire évolutive n’est pas clairement établie. Ces exemples révèlent selon eux un dessein.
Sans remettre en question la théorie de l’évolution, ces exemples sont en fait nombreux : l’exercice de reconstitution d’une histoire évolutive est souvent compliqué et incertain ; il n’est pas mené pour tout et n’importe quoi.
Pour les créationnistes, la multiplication de ces exemples discrédite la théorie de l’évolution et accrédite le dessein intelligent. En 2005, ils ont saisi la justice américaine pour demander que le dessein intelligent (et le récit biblique de la création qui l'accompagne) soit présenté dans les programmes scolaires au même niveau que la théorie de l’évolution, comme une théorie concurrente. Ils ont présenté comme exemple indiscutable de complexité irréductible le moteur à flagelle de la bactérie, un exemple plutôt bien documenté dans la littérature scientifique (qu’ils n’avaient pas pris soin de consulter).
Ils ont été déboutés : leur « preuve » a été jugée irrecevable.
NOMA
NOMA – Non-Overlapping Magisteria – est la version moderne de l’argument selon lequel foi et raison ne sont pas conciliables.
L’acronyme a été inventé par le spécialiste de l’évolution Stephen Jay Gould qui entendait résumer par sa formule l’idée que la science et la religion ne se recouvrent pas, n’ont pas vocation à répondre aux mêmes questions.
En résumé, à la science la question comment ; à la religion la question pourquoi.
Cette position n’est pas tenable.
Les religions portent toutes des théories sur le monde, et comme le dit le physicien Steven Weinberg : « Les théories, c’est notre affaire. »
Les magistères se recouvrent sans ambiguïté.
La question de savoir s’il existe ou non un être surnaturel qui aurait créé le monde, le ferait fonctionner et interviendrait le cas échéant par des miracles est bien une question scientifique.
Le monde ne doit pas être identique selon que cet être existe ou pas.
Du point de vue scientifique, la charge de la preuve revient à ceux qui pensent qu’un tel être existe. C’est pourtant des sceptiques qu’on attend en général la démonstration qu’il n’existe pas.
Pour illustrer la situation, Bertrand Russel a imaginé qu’une théière en porcelaine pourrait être en orbite entre la Terre et Mars, trop petite pour être vue par nos instruments. Son existence serait attestée dans des livres anciens, enseignée comme la vérité sacrée tous les dimanches… et il appartiendrait aux sceptiques de démontrer que cette théière n’existe pas.
NOMA est très répandu aujourd’hui, dans tous les milieux.
Pourquoi ? Pour éviter le débat.
On ne peut s’empêcher de penser que les chercheurs scientifiques américains qui se retranchent derrière cet acronyme veillent à ce que les donateurs qui financent leurs recherches n’en viennent pas à les soupçonner d’athéisme, ce qui pourrait avoir des conséquences funestes pour leurs ressources.
Religion explained
L’ensemble des religions présente une diversité extravagante de croyances. Dans un livre intitulé Religion explained, Pascal Boyer analyse cette diversité et s’appuie sur les développements de l’anthropologie cognitive pour la comprendre.
Pour l’anthropologie cognitive, les cultures humaines sont faites de représentations privées inscrites dans les cerveaux de personnes physiques, et de représentations publiques sous différentes formes : textes, images…
Les représentations sont entendues au sens large : croyances religieuses, idéologies, codes sociaux…
Expliquer les cultures humaines, dont les religions font partie, revient ainsi à expliquer pourquoi certaines représentations sont largement partagées.
Avant d’être partagées et devenir publiques, les représentations sont transmises de personne à personne et cette transmission n’est pas une simple copie. Dans la transmission, les représentations sont transformées. Si une représentation est difficile à mémoriser ou n’est pas pertinente dans un contexte de connaissance, elle ne se répandra pas ou sera exagérément déformée et ne survivra pas.
Les cerveaux humains sont les vecteurs de cette transmission. Ils sont faits de nombreux modules spécialisés qui ne traitent pas l’information de la même manière selon l’objet considéré. Les modules cérébraux requis par exemple pour comprendre le déplacement du météorite ou celui du chien se dirigeant vers sa gamelle ne sont pas les mêmes : le déplacement du météorite sera attribué à une force ; celui du chien à une intention. Les enfants d’âge préscolaire savent que les vrais animaux peuvent bouger volontairement et que les animaux en peluche ne le peuvent pas.
Les cerveaux humains classent les objets dans des catégories (animal pour le chien, artefact pour l’ours en peluche) en rapport avec les modules spécialisés. Ce classement produit de nombreuses inférences.
Si on vous dit que les zygons (qui n’existent pas) sont les prédateurs des hyènes, vous en conclurez que le zygon est un animal, qu’il croît et meurt, qu’il doit manger pour vivre et qu’il se reproduit avec un membre de son espèce.
Alors qu’il n’existe pas, vous retiendrez facilement le zygon dès lors qu’il est classé dans la catégorie animal et porte les nombreuses inférences de sa catégorie.
Les religions postulent l’existence d’êtres surnaturels.
Il peut y avoir un seul dieu, plusieurs dieux, des esprits, des ancêtres. Certains peuples ont un dieu suprême qui n’est pas pour autant important. Certains dieux peuvent mourir. Certains esprits sont stupides, ou malveillants…
Les êtres surnaturels sont fabriqués comme les zygons. Ils sont classés dans une catégorie dont ils portent les inférences… sauf les inférences qui sont violées, et qui en font précisément des êtres surnaturels.
Un animal qui parle sera un être surnaturel.
La liste des catégories couramment applicables aux êtres surnaturels est réduite : personne, animal, objet naturel (montagne, rivière, etc.) et artefact (statue, totem, etc.). Chaque catégorie porte ses propres inférences.
Pour chaque être surnaturel classé dans une catégorie donnée, le nombre de violations d’inférence est limité (souvent unique) ; les inférences non violées sont soigneusement préservées.
Ces règles assurent que les représentations associées sont faciles à retenir et se répandront largement. Elles sont observées dans l’ensemble des religions.
Un exemple d’application dans la catégorie personne : les fantômes des morts. En général, à part qu’ils sont des fantômes, donc qu’on ne les voit pas, on attend bien des fantômes des morts qu’ils se comportent comme nous. C’est ainsi qu’un héros de Woody Allen revient d’entre les morts dans une séance de spiritisme pour demander à sa femme combien de temps il faut laisser cuire le poulet dans le four.
La diversité des croyances cache un air de famille : prédisposé à certaines idées, l’esprit humain est préparé à certaines variations de ces idées.
Dès lors on comprend ce qui rapproche l’arbre qui écoute les conversations (chez les Uduk du Soudan) et la vierge qui enfante.
Si l’anthropologie cognitive permet de comprendre comment se construisent et se répandent les croyances religieuses, elle ne permet pas pour autant de dire lesquelles sont vraies. Le succès reproductif (pour reprendre une terminologie biologique) d’une croyance ne garantit pas qu’elle soit vraie.
Si les religions disent la vérité sur le monde, elle apparaît bien difficile à saisir.
Sauf peut-être pour le théologien chrétien de Cambridge qui participait à un dîner dans lequel Pascal Boyer racontait que les Fang du Cameroun croient que les sorciers possèdent un organe interne supplémentaire. Le théologien a expliqué benoîtement aux convives : « Ce qui fait que l’anthropologie est si intéressante et si difficile c’est qu’il faut expliquer comment les gens peuvent croire en de telles inepties. »
Alors qu’il est si facile de croire qu’une vierge peut enfanter.
Et après ?
Les progrès de la science ont conduit les croyants éduqués à remettre en question les croyances fondatrices de leurs religions.
Combien de chrétiens éduqués croient encore en la création du monde racontée par la Genèse, aux miracles ? Il est pourtant bien dans le fondement de la religion chrétienne que la Bible raconte des histoires vraies.
Lorsque vous demandez à un chrétien éduqué qui se déclare encore croyant, en quoi il croit vraiment, il ne répond pas vraiment. En général, il ne sait pas en quoi il croit, il n’y a pas réfléchi. Il pourra dira : « Je crois qu’il y a quelque chose, qu’on l’appelle comme on veut… » A la question suivante : « Faut-il garder une religion expurgée de ses éléments fondateurs ? », il pourra répondre : « Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain… »
Si on voit bien l’eau du bain, on ne voit plus bien le bébé.
Les religions sont devenues de simples marqueurs identitaires. Elles ont fondé des communautés historiques sur un argument d’autorité : « Nos croyances sont vraies ; celles des autres sont fausses. » Les doctrines sont devenues secondaires ; l’argument d’autorité est resté.
L’éducation conduira un nombre toujours plus grand de fidèles de toutes les religions à penser et débattre rationnellement les questions métaphysiques et morales. Les conflits religieux pourront ainsi s'apaiser et pourquoi pas disparaître... avec les religions elles-mêmes.
Inch'Allah !