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Nothing personal
- Le 08/04/2025
Dans Eloge de la Folie, Erasme fait parler la Folie, qui s’emploie à nous éloigner de la Raison.
Si je pouvais faire parler la Duplicité, la Cupidité et la Méchanceté, je leur demanderais pourquoi elles sont restées si longtemps liguées contre moi, sous les traits d’une seule et même personne, occupée à me nuire.
Elles me diraient sans doute que je n’étais qu’une cible parmi d’autres.
Nothing personal.
Héritiers
- Le 14/10/2024
Il arrive que des héritiers fassent un bon usage de leur fortune.
Ainsi les frères Caillebotte : Gustave, le peintre ; Martial, le musicien.
Martial Caillebotte, Air de ballet
Anachorète
- Le 10/09/2024
Depuis que j’ai commencé à écrire ce blog, j’ai accumulé notes, brouillons, articles dépubliés.
Mes articles publiés sont restés rares, de plus en plus courts.
Je réfléchis beaucoup, je travaille peu ; je procrastine.
Je vis aujourd'hui comme un anachorète, sans les privations.
Variation
- Le 04/06/2024
Dans le film India song, la 14ème variation Diabelli de Beethoven accompagne un long plan fixe montrant Anne-Marie Stretter entourée de quelques admirateurs et amants, en l’absence du vice consul.
Beethoven, Variation Diabelli 14 (extrait)
India song
- Le 13/05/2024
Le film India song de Marguerite Duras évoque un incident survenu à l’ambassade de France aux Indes, au siècle dernier, dans les années 30.
Lors d’une réception, le vice-consul de France à Lahore crie son amour pour Anne-Marie Stretter, la femme de l’ambassadeur.
Etrange film dans lequel les acteurs déambulent sans se parler.
Leurs voix sont "off", délibérément "blanches".
Duras fait dire au vice-consul : « Je parle faux. »
Il ne parle pas faux, et il crie vrai.
Carlos d’Alessio, India song
Clef
- Le 12/04/2024
Les articles de mon blog sont datés et forment un journal qui a vu son cours modifié par une crise morale annoncée dans Mensonge, déclarée dans Amende honorable, évoquée dans Confiance et Honte, résumée dans Souvenir.
J'y reviens dans Venise et Idiot.
Cette crise a fait de mon blog, un peu contre mon gré, une sorte de "blog à clef".
L’Italie est le lieu géométrique de cette "clef".
Extrait du Concerto italien de Bach, un concerto pour soliste seul...
Bach, Concerto italien, Andante (extrait)
Idiot
- Le 07/03/2024
J’ai longtemps pensé et même dit que si je ne l’avais pas rencontrée, j’aurais pu mourir idiot.
Je sais maintenant que si je ne l’avais pas quittée, je serais assurément mort idiot.
Chopin, Valse de l’Adieu (extrait)
Travail
- Le 17/10/2023
Les meilleurs penseurs et les meilleurs artistes ont comme tout le monde des idées bonnes et d’autres mauvaises ou simplement médiocres.
C’est le travail qui leur permet de faire le tri.
Nietzsche rappelle que les meilleurs penseurs et les meilleurs artistes sont « de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger ».
Il évoque les carnets de Beethoven qui montrent « qu’il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte triées d’ébauches multiples ».
Le physicien Carlo Rovelli explique que les bonnes idées scientifiques ne tombent pas du ciel, qu’elles naissent lorsqu’on retourne indéfiniment les problèmes ouverts.
Il raconte que le prix Nobel Subrahmanyan Chandrasekhar dont la créativité était légendaire lui a dit un jour : « Tu sais Carlo… pour faire de la bonne physique… il ne faut pas être particulièrement intelligent… il faut beaucoup travailler. »
La connaissance comme les arts progressent avec le talent bien sûr, mais aussi avec le travail, beaucoup de travail.
Matérialisme
- Le 08/07/2023
Il m’arrive de dire que je suis un matérialiste athée.
Cette affirmation suscite des réactions vives.
Elle est jugée inconvenante, outrée.
Après tout, on n’est jamais sûr de rien.
L’idée matérialiste est ancienne et renvoie à celle de substance, i.e. ce qui est permanent par opposition à ce qui est soumis au changement.
Pour Anaximandre (6ème siècle avant J.C.), une seule substance : l’apeiron, littéralement l’illimité et l’indéfini.
Descartes en conçoit deux : la res extensa (la substance étendue, la matière) et la res cogitans (la substance qui pense, l’esprit).
Le matérialisme postule une seule substance : la matière.
Anaximandre disait déjà : « Toutes choses ont racines l’une dans l’autre et périssent l’une dans l’autre, selon la nécessité. »
Pour lui, la pluie provient de la vapeur qui s’élève de la terre sous l’effet du soleil ; elle ne vient pas de Zeus.
Pour lui, tous les animaux vivaient initialement dans l’eau, qui recouvrait la terre ; une partie de la terre s’est asséchée et certains animaux sont sortis de l’eau et se sont adaptés à la vie hors de l’eau.
Pour lui, les hommes eux-mêmes sont issus d’un processus de transformation.
Le programme d’Anaximandre est bien un programme matérialiste et athée avant l’heure.
Il postule une seule substance, recherche des causes naturelles aux phénomènes naturels et les explique par des lois naturelles, sans recourir aux dieux.
Il recherche l’unité derrière les apparences de la diversité.
Le programme d’Anaximandre a été poursuivi après lui sans relâche et avec succès.
Il est aujourd’hui la science elle-même.
La science a établi que notre univers est fait de la même matière aussi loin qu’on l’observe ; que cet univers a une histoire ; que la vie sur terre a elle-même une histoire, matérielle, qui conduit aux sapiens que nous sommes ; que cette histoire évolutive n’a jamais été gouvernée par aucun plan, aucune intention divine.
La science montre que les dieux ne sont pas nécessaires à notre compréhension du monde qui a pu progresser parce que nous n'avons pas suivi le mot d'ordre de Saint-Anselme : « Credo ut intellegam (je crois pour comprendre). »
Citations
- Le 16/06/2023
Les citations d’auteurs sont nombreuses dans mes articles.
Je n’ai pas beaucoup travaillé ; je cite les auteurs qui ont beaucoup travaillé.
Ce qui compte pour moi c’est bien sûr que les citations servent mon propos.
Je postule que les auteurs que je cite de façon inappropriée ne m’en voudront pas.
Au moins ceux qui sont morts.
Sénèque (qui a beaucoup travaillé) a écrit que les auteurs du passé sont nos amis, qu’on peut en les lisant leur rendre visite la nuit comme le jour, « qu’on emporte de chez eux tout ce qu’on veut ».
Entraînement
- Le 16/06/2023
L’intuition, entendue comme pensée immédiate préalable à l’usage de la raison, relève-t-elle de la pensée magique ?
On pourrait le penser lorsqu’on observe la performance d’un champion d’échecs dans une partie blitz.
Il ne prend pas le temps de réfléchir et pourtant son niveau de jeu est exceptionnel.
D’où vient la performance ?
De l’entraînement, répond le psychologue Daniel Kahneman.
Un entraînement acharné sur de longues années pour le champion d’échecs.
C’est l’entraînement qui fait l’expert dans tous les domaines d’application.
Ainsi le pompier (cité par Kahneman) qui à peine entré dans une maison en feu s’écrie : « Tout le monde dehors ! »… à la suite de quoi la maison s’écroule.
L’intuition de l’expert n’est « rien de plus et rien de moins que de la reconnaissance », selon la formule d’Herbert Simon, pionnier de l'intelligence artificielle.
L’expert a en mémoire un très grand nombre de cas particuliers qu’il a connus ou étudiés attentivement.
« La situation fournit un indice ; cet indice donne à l’expert un accès à une information stockée dans sa mémoire, et cette information, à son tour, lui donne la réponse », résume Herbert Simon.
La réponse intuitive de l'expert est-elle optimale ?
Oui, dans le cas du pompier.
Non, dans le cas du joueur d’échecs qui joue mieux s’il prend son temps.
Non, souvent.
Ainsi, le musicien entraîné pourra improviser longuement.
Pourtant, comme l’indique Nietzsche, lui-même improvisateur (au piano) et compositeur, anticipant Simon et Kahneman : « Quant à celui qui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux (c'est moi qui mets en italiques). »
Indulgence
- Le 27/05/2023
Mon père disait que les vieux inclinent à l’indulgence.
Si c’est vrai alors il n’a jamais été vieux, et moi non plus.
Egarement
- Le 10/02/2023
J’avais bien lu la mise en garde de l’historien Paul Veyne de ne pas être « dupes des termes trop généraux, ces vêtements trop amples de la pensée ».
J’ai pourtant écrit dans Beauté de nombreuses phrases avec les termes "beauté", "vérité", "art", ces vêtements trop amples de la pensée philosophique.
Un égarement en contradiction avec mes convictions positivistes et en rapport avec mon attachement à cette période dans laquelle le philosophe, poète et musicien Nietzsche pouvait écrire : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. »
Sérénade
- Le 07/12/2022
Schubert donne l’exemple de l’artiste habité par un besoin irrépressible de faire, en l’espèce composer, ou plus précisément écrire.
Il écrira sa musique de façon compulsive, obsessionnelle, jusqu’à sa mort prématurée à l’âge de 31 ans.
Il laissera une œuvre considérable, 2 fois plus importante en volume que celle de Beethoven qui a vécu 25 ans de plus que lui.
Schubert, Sérénade, transcription de Liszt (extrait)
Fugue
- Le 23/08/2022
La fugue est une forme musicale dans laquelle plusieurs voix donnent l’impression de se courir après, d’où le terme de fugue.
Ainsi les premières mesures de la fugue de Bach en la mineur BWV 543 :
Bach écrivait sa musique pour dire la grandeur de Dieu.
Illustration s’il en est que la musique ne dit rien, puisque Dieu n’existe pas.
Ou plutôt que la musique dit à chacun ce qu'il est disposé à entendre.
Pour moi, la fugue BWV 543 dit peut-être une fuite, mais alors vers nulle part, dans le recueillement, l’ordre et la beauté.
Calcul
- Le 04/06/2022
Un petit exercice…
La fréquence d’une maladie est de 1% ; un test de dépistage de la maladie donne un taux de vrais positifs de 90% et un taux de faux positifs de 8%.
Quelle est la probabilité qu’un patient qui a un résultat positif au test soit vraiment atteint de la maladie ?
Un théorème attribué au révérend Bayes (1702-1761) permet de calculer la probabilité d’une hypothèse : le patient est atteint de la maladie, étant donné une preuve : son test est positif.
Pour notre exercice, le calcul de Bayes indique que la probabilité que le patient soit vraiment atteint de la maladie est de 10%.
Ce résultat est contre-intuitif.
L’intuition nous conduit en effet à privilégier le taux élevé de 90% (la bonne qualité du test) et négliger le taux faible de 1% (la rareté de la maladie) pour imaginer une probabilité entre 80 et 90%.
A partir de différents exemples, le psychologue Daniel Kahneman montre que nous sommes tous de mauvais bayésiens spontanés, au sens où nous appréhendons mal cette probabilité bayésienne qui mesure la confiance que nous pouvons accorder à une hypothèse.
Cela dépend en fait des circonstances.
Quiconque entend dans une campagne française, sans voir d’où il vient, un bruit de sabot, pensera spontanément que le bruit provient plutôt d’un sabot de cheval que d’un sabot de zèbre.
Un exemple où le raisonnement bayésien est spontanément bien conduit car il tient compte de la rareté des zèbres dans la campagne française.
Le raisonnement bayésien reste bien inopérant dans de nombreux cas, en particulier lorsqu’il s’agit de phénomènes paranormaux.
Des enquêtes répétées sur la période 2000-2010 ont montré que les trois quarts des Américains ont au moins une croyance paranormale : possession par le diable, perception extrasensorielle, fantômes et esprits, astrologie, sorcières, communication avec les morts, réincarnation, énergie spirituelle des montagnes ou des arbres, mauvais œil, voyance.
La rareté des phénomènes qualifiés de paranormaux et la mauvaise qualité des témoignages qui les rapportent sont simplement ignorées par les croyants.
Les chiffres homologues de notre exercice (fréquence, vrais positifs, faux positifs) qu’on peut associer à ces phénomènes paranormaux conduisent pourtant par le calcul à une probabilité infinitésimale que ces phénomènes soient vrais.
Pour beaucoup d’entre nous, si rien ne s’oppose de façon certaine à une hypothèse, on considère qu’on peut la retenir, la probabilité qu’elle soit vraie fût-elle infinitésimale.
On ignore alors tout ce qui contribue à soutenir le contraire de l’hypothèse.
Montaigne faisait ainsi observer que dans les églises où sont exposés les ex-voto des marins sauvés d’un naufrage par leurs prières, devraient figurer les noms de ceux qui ne sont pas revenus, malgré leurs prières.
Nous devons prendre garde à ces croyances invraisemblables ou fausses que nous sommes tentés d’accepter au mépris de la raison ou du calcul.
Recommandation d’un hypocondriaque qui a survécu à de nombreuses maladies aussi graves que rares, par la grâce de Dieu.
Venise
- Le 14/05/2022
J’ai fait comme Nietzsche de nombreux séjours à Venise, qui forment dans ma tête un seul long mauvais souvenir.
Pour Nietzsche, Venise est la ville de la musique ; pour moi, c’est la ville du mensonge.
Lui-même musicien, Nietzsche précise dans Ecce homo ce qu’il demande « véritablement » à la musique : « Qu’elle soit de belle humeur et profonde comme un après-midi d’octobre, qu’elle soit désinvolte, tendre, une douce petite femme pleine d’abjection et de grâce. »
Illustration en forme d'interpellation post mortem...
Nietzsche, So lach doch mal (Allons, ris un peu)
Vexations
- Le 05/04/2022
Satie écrit Vexations à la suite de sa rupture avec Suzanne Valadon, dont il sort meurtri.
La composition, qu'il ne publie pas, est accompagnée de la note suivante : « Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. »
Satie, Vexations
Serial liar
- Le 19/03/2022
Le serial liar ne peut pas être soigné, sauf s’il arrête de mentir.
Mais alors il est guéri.
Topos
- Le 17/07/2021
Aristote explique le mouvement par la simple loi selon laquelle toute chose tend à rejoindre son topos (lieu en grec).
Beaucoup étendent cette théorie (fausse) du mouvement à la vie sociale.
Leur mot d’ordre : Chacun à sa place !
Pour ces indigents de la pensée sociale, chacun doit rejoindre son topos et s’y tenir.
Ces gens ne m’aiment pas, moi le forcené de l’égalité qui entends n’appartenir à aucun topos, moi qui écris sur tout et n'importe quoi, moi qui publie des enregistrements de piano d’une insigne faiblesse musicale et technique.
Je crois comme Montaigne que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».
La forme peut être dégradée, mais elle reste entière.
Notes
- Le 11/03/2021
Dans sa vie, Bach a écrit beaucoup de notes mais peu de mots.
Il laisse souvent les spécialistes démunis pour dire avec autorité comment il faut comprendre et jouer sa musique.
Ainsi son œuvre singulière : Le Clavier bien tempéré, composée de 2 livres de 24 préludes et fugues dans les 12 demi-tons majeurs et mineurs de la gamme chromatique, qui ressemble à un plaidoyer pour le tempérament égal, aujourd’hui en usage dans tous les instruments de musique à clavier. (Le tempérament définit la façon d’accorder un instrument ; le tempérament égal rend les accords identiques dans toutes les tonalités.)
Bach ne donne dans Le Clavier bien tempéré aucune indication de tempérament, ni d’instrument.
Il laisse apparemment ces choix à l’appréciation de l’interprète d’une œuvre qu’il dit avoir composée « pour la pratique des jeunes musiciens désireux de s’instruire ».
La controverse reste ouverte mais il semble que Bach n’a pas écrit Le Clavier bien tempéré pour le tempérament égal.
Ni pour le piano qui n’a pris sa forme moderne qu’un siècle plus tard. (Les instruments à clavier que Bach utilisait sont l’orgue, le clavecin et le clavicorde.)
Le Clavier bien tempéré est pourtant devenu « l’Ancien Testament » des pianistes qui bien sûr ne s’entendent pas sur la façon de le jouer.
Ainsi Andras Schiff joue sans utiliser la pédale qui permet sur un piano de lier les notes entre elles : une hérésie pour la plupart des pianistes. (Il reconnaît que l’interprétation est une affaire personnelle, en rapport avec l'intimité entre l'interprète et l’ensemble de l’œuvre de Bach, son entraînement dans le cadre d’une tradition.)
On joue les notes de Bach sans l'aide des mots qu'il n'a pas écrits mais on sait que c’est comme ça qu’il faut les jouer, pas autrement.
Bach, Le Clavier bien tempéré, Livre 1, Prélude 8, Mi bémol mineur
Comédiens
- Le 23/02/2021
Dans Paradoxe sur le comédien, Diderot se demande : « Si le comédien était sensible, lui serait-il permis de jouer deux fois de suite le même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. »
Dans le même texte, Diderot évoque l’acteur anglais Garrick, capable de passer dans son expression, en quelques secondes, de la joie à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement au désespoir… Selon Diderot, Garrick ne peut éprouver toutes les sensations qu’il exprime dans un laps de temps si court : il les simule.
Pour Diderot, ce n’est pas la sensibilité mais son manque qui fait le vrai comédien.
D’où le paradoxe, puisque le comédien nous émeut par sa sensibilité apparente.
Laurence Olivier, le Garrick du 20ème siècle, qui a vu naître le cinéma d’aujourd’hui, partage le point de vue de Diderot.
Pour Laurence Olivier, le comédien est un technicien, un technicien des émotions, qu'il fabrique à sa guise.
Marlon Brando, acteur fétiche de l’Actors Studio, l'école du jouer vrai, confirmera à sa manière le point de vue de Laurence Olivier en expliquant que tout le monde ment, tout le temps… donc le comédien aussi.
Qu’est-ce que le vrai de la scène ? se demande Diderot.
Il répond : la conformité à un modèle, imaginé par le poète, exagéré par le comédien.
Où l’on retrouve la vérité de la représentation de la forme, évoquée dans Beauté.
A quoi s’ajoute l’outrance du comédien.
Diderot connaît bien les comédiens de son temps.
Il les aime, admire leurs performances, mais a une piètre opinion de leurs qualités morales : « Dans le monde, lorsqu’ils ne sont pas bouffons, je les trouve polis, caustiques et froids, fastueux, dissipés, dissipateurs, intéressés, plus frappés de nos ridicules que touchés de nos maux ; d’un esprit assez rassis au spectacle d’un événement fâcheux, ou au récit d’une aventure pathétique ; isolés, vagabonds, à l’ordre des grands ; peu de mœurs, point d’amis, presqu’aucune de ces liaisons saintes et douces qui nous associent aux peines et aux plaisirs d’un autre qui partage les nôtres. »
Performances
- Le 03/02/2021
En quelques secondes un champion d’échecs est capable de comprendre une position complexe et proposer un coup fort.
Si on lui demande comment il fait, il ne sait pas dire.
Il donnera au cas par cas des éléments de situation ou de processus qui expliqueront partiellement sa performance.
Pour autant la performance du champion d’échecs ne relève pas de la magie mais d’une expertise acquise à la suite d’un entraînement acharné de plusieurs années qui l’a rendu capable de rapprocher de façon non consciente n’importe quelle position d’un nombre incalculable d’autres positions rencontrées antérieurement.
Tout le monde ne peut pas devenir champion d’échecs : il faut des dispositions particulières.
En revanche tout le monde est capable de détecter en quelques secondes la colère, la tristesse, la joie… dans les inflexions d’une voix.
Cette performance n’est pas moins étonnante que celle du champion d’échecs et on ne sait pas non plus dire comment on fait.
Comme le champion d’échecs on pourra donner au cas par cas des éléments qui expliqueront partiellement notre performance qui repose aussi sur une expertise, acquise aussi à la suite d’un entraînement de plusieurs années, mais sans effort puisque cet entraînement fait partie de l’apprentissage standard de tout sapiens normalement constitué.
Intelligence artificielle
L’intelligence artificielle essaie depuis l’origine de reproduire les performances humaines.
Deux générations de systèmes se sont succédé jusqu’à présent : les systèmes experts ; les réseaux de neurones.
Un système expert essaie de reproduire les mécanismes logiques de la pensée consciente.
Un réseau de neurones essaie de reproduire les mécanismes biologiques (neuronaux) de l’apprentissage.
Les mécanismes élémentaires du système expert sont intelligents ; ceux du réseau de neurones sont bêtes, c’est leur répétition qui rend le réseau de neurones intelligent.
Les systèmes experts n’ont pas eu le succès attendu et leur usage est limité aujourd’hui à un petit nombre d’applications comme le diagnostic (médical ou de panne industrielle).
A l’inverse les réseaux de neurones ont rencontré un franc succès en profitant de l’amélioration des performances des machines (big data) ainsi que des méthodes (deep learning).
On les trouve aujourd’hui dans une multitude d’applications spectaculaires comme la reconnaissance faciale ou vocale, la traduction automatique, le véhicule autonome…
Un système expert est constitué d’un moteur d’inférence opérant sur une base de faits et règles.
Sauf dans un nombre limité d’applications, il est difficile voire impossible d’établir une base pertinente de faits et règles.
De nombreuses performances humaines ne relèvent pas de cette approche : précisément celles pour lesquelles on ne sait pas dire comment on fait.
Contre-performances
Chacun constate dans sa vie personnelle qu’il répète, sans pouvoir les éviter, des erreurs de comportement.
Ces erreurs qu'on dirait renforcées par un apprentissage conduisent à des contre-performances qui ressemblent aux performances évoquées précédemment.
On ne cherche pas bien sûr à reproduire ces contre-performances par l’intelligence artificielle mais elles semblent bien souvent relever d’une approche réseau de neurones dans laquelle c’est la répétition et l’entraînement – involontaires en l’espèce – qui font la contre-performance.
On ne peut pas plus les expliquer qu’on ne peut expliquer la performance ponctuelle d’un réseau de neurones, sauf à rappeler comment il a été construit i.e. par l’habitude.
Contrôle
Comment ne plus subir ces contre-performances ou au moins les mettre sous contrôle ?
Comme dans le réseau de neurones, en ajoutant, en entraînant, en corrigeant.
On n’efface pas ; on ne revient pas en arrière.
Psychiatres, psychanalystes et autres psychologues proposent ce qu'il est convenu d'appeler des thérapies reposant sur de vagues protocoles, et un simple mot d’ordre : « Parlons-en ! »
Les théories qui fondent les protocoles ont peu d’importance.
A l’image des psychanalystes qui à défaut de simplifier leurs théories n’ont jamais cessé de simplifier leur protocole ; l’analyse est une expérience comme une autre, une expérience qui ajoute, et ça marche ou ça ne marche pas.
Tout ce qu’on se dit dans une thérapie sera apprécié à l’aune de ce que ça fait.
Ce qui compte in fine : la motivation, la sympathie et l’expérience du praticien.
La quête d’un bon praticien, bon pour soi, est aussi hasardeuse que la quête d’un ami.
Quant à la pharmacologie, ses progrès n’ont invalidé qu’en partie la réponse du médecin à la question de Macbeth :
« Ne peux-tu donc soigner un esprit malade,
Arracher de la mémoire un chagrin enraciné,
Effacer les soucis gravés dans le cerveau,
Et, par la vertu de quelque bienfaisant antidote d'oubli,
Nettoyer le sein encombré de cette matière pernicieuse
Qui pèse sur le cœur ?
– C’est au malade en pareil cas à se soigner lui-même. »
Souvenir
- Le 22/11/2020
Les souvenirs donnent souvent une fausse idée de ce que nous vivons réellement.
Des patients soumis à une opération chirurgicale effectuée sans anesthésie sont invités à noter leur douleur pendant l’opération, à intervalles réguliers, sur une échelle de 0 (pas de douleur) à 10 (douleur intolérable) ; après l’opération, ils sont invités à évaluer la "somme totale de douleur" sur l’ensemble de l’opération.
L’évaluation ex post des patients est prédite avec précision par la moyenne des niveaux de douleur au pire moment et à la fin de l’opération (règle dite pic-fin) ; la durée de l’opération est négligée dans l’évaluation.
Ainsi, pour les patients A et B :
les surfaces hachurées qui représentent la "somme totale de douleur" sur l’ensemble de l’opération indiquent que, dans leurs vécus respectifs, le patient A a moins souffert que le patient B.
Pourtant, dans leurs souvenirs respectifs, c’est le contraire : le patient A a plus souffert que le patient B.
C’est la règle pic-fin qui s’applique : le pic de douleur est identique pour les patients A et B, alors que la fin est plus douloureuse pour le patient A que pour le patient B ; la durée de l’opération est plus courte pour le patient A que pour le patient B, mais la durée est négligée dans le souvenir des patients.
Une personne écoute avec ravissement une symphonie sur un disque vinyle ; une rayure sur le disque perturbe malencontreusement la fin de la symphonie ; la personne rapporte que la rayure a saccagé toute la symphonie.
En fait, la rayure n’a pas saccagé toute la symphonie mais sa fin.
Pourtant, dans le souvenir, c’est bien toute la symphonie qui a été saccagée.
Une autre application de la règle pic-fin (le pic et la fin étant confondus), dans la négligence de la durée.
Le psychologue Daniel Kahneman, qui a conduit l’étude des patients et rapporte l’anecdote musicale, montre à travers différentes enquêtes que les mêmes règles s’appliquent aux souvenirs sur longue période, jusqu’à l’évaluation de vies entières.
Dans l’évaluation de vies entières comme pour des épisodes plus brefs, seul compte le souvenir des pics et des fins ; la durée ne compte pas.
Un cas d'école
Ma vie personnelle est un cas d'école.
Après 35 ans de vie commune, j’ai découvert 30 ans de double-vie, 30 ans de mystification, 30 ans de trahison de la confiance.
Le meilleur auteur de vaudeville ne saurait quoi faire de cette histoire ridicule par la durée.
Si je me retourne sur ces 30 ans, j’en vois mentalement la fin – la découverte – et les pics des événements du passé qui précèdent et confortent cette découverte ; je ne vois pas la durée.
On me dit : « Pierre, tu n’étais pas malheureux… »
C’est sans doute vrai, mais ce n’est pas ce qui ressort de mon souvenir.
Mon souvenir me laisse triste et amnésique.
Chopin, Nocturne 13, Do mineur (extrait)