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Confinement

  • Le 11/04/2020

 

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Honte

  • Le 26/03/2020

Honte à celui ou celle qui dispose de la vie d’autrui, de ses illusions.

Dans son roman Une vie, Maupassant raconte comment Jeanne rencontre Julien.
Elle sort d’années de rêverie amoureuse dans un couvent, bien peu préparée à la rencontre de celui qui voit en elle le moyen de redorer son blason, celui qui va l’emmener dans un vaudeville tragique. Infidélités, enfant illégitime… autant de choses bien banales, pour tout le monde ; pas pour Jeanne dont la vie va être détruite.

Jeanne devra au dévouement de Rosalie, sa sœur de lait, de ne pas mourir. Elle va tout perdre : ses parents, son fils, sa fortune. Elle reviendra à la vie lorsqu’elle tiendra dans ses bras l’enfant abandonné par son fils.

Jeanne, je comprends ta peine, tes désillusions, ainsi que ton exaltation devant les promesses d’une vie qui commence.

Je sais comme Maupassant « qu’on pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts ».

 

Confiance

  • Le 12/09/2019

Il n’est pire aveugle que celui qui, par excès de confiance, ne veut pas voir ; pire sourd que celui qui, par excès de confiance, ne veut pas entendre ; pire sot que celui qui, par excès de confiance, ne veut pas comprendre.

Ni rire, ni pleurer, mais comprendre, recommandait Spinoza.

S'il n'y a rien ou pas grand-chose à comprendre, alors il ne reste bien qu'à rire ou pleurer.

 

Inquiétude

  • Le 20/08/2019

Je relis fréquemment les articles de mon blog en m'interrogeant sur leur pertinence ou leur forme pour, le cas échéant, modifier ou supprimer.

Je modifie ou supprime en fait très rarement et ne peux m’empêcher de penser avec inquiétude à Jack Nicholson qui dans le film Shining de Stanley Kubrick joue le rôle de l’écrivain qui devient fou dans son hôtel perdu dans les neiges de l’hiver et écrit indéfiniment la même phrase sur sa machine à écrire.

Dieu me garde !
(Il paraît que l’incantation marche même quand on n’y croit pas.)

 

Chasseur-cueilleur

  • Le 16/07/2019

Nous sommes encore des chasseurs-cueilleurs, par notre système nerveux qui n’a pas évolué de façon significative depuis que nous avons quitté leur mode de vie.

Pour preuve : notre tendance innée à tirer des conclusions à partir d’une information incomplète.
Cette disposition que nous avons héritée de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs était bien utile dans leur vie pleine de dangers immédiats qu’il fallait anticiper.
La même disposition qui conduisait notre ancêtre chasseur-cueilleur à prédire la présence d’un prédateur pour expliquer l’agitation des feuilles d’un buisson, nous conduit aujourd'hui à prédire la présence d’un dieu créateur pour expliquer l’ordre du monde.

J’ai évoqué dans Intransigeance ma propension à condamner irrévocablement, sur des bases ténues, des gens que je ne connais pas. Une autre illustration de cette disposition à tirer des conclusions à partir d’une information incomplète.
Je suis en l’espèce victime de ce que le psychologue Daniel Kahneman appelle une illusion cognitive. L’illusion pourra être déclenchée par un détail : un parler faux par exemple, que j’associerai à un stéréotype : ceux qui parlent faux sont tous des menteurs. Alors qu’il y a mille raisons différentes de parler faux.
Cette illusion par le stéréotype qui demande à être corrigée dans le monde moderne était pourtant pertinente dans le monde de notre ancêtre chasseur-cueilleur.

Notre esprit est encombré d’illusions cognitives, fabriquées de façon non consciente et subies, comme les illusions visuelles.

Les illusions cognitives nous trompent, comme l’illusion de Müller-Lyer :

Muller lyer

dans laquelle on ne peut s’empêcher de voir 2 segments de longueurs différentes alors qu’ils sont de longueurs strictement identiques.
On a mesuré, on sait que les segments sont de même longueur, et pourtant l’illusion persiste.

Nous devons nous défier de ce que nous appelons communément l’intuition lorsqu’elle nous conduit à croire sans poser de question.
George Bush a dit un jour que pour savoir si quelque chose est vrai ou pertinent, il lui suffit d’y penser et se demander comment il se sent. Il est possible que la méthode ait réussi à plus d’un président des Etats-Unis ; nous ne devons pas nous y fier pour autant.

Comme pour le chasseur-cueilleur, les conclusions que nous sommes capables de tirer à partir d’une information incomplète nous permettent d’agir, en toutes circonstances.
En contrepartie, nous sommes très exposés à l’erreur, qui de fait est fréquente ; nous sommes contraints de faire confiance à ceux qui détiennent l’information, le savoir ; nous sommes très vulnérables au mensonge.

Des mécanismes de correction sont nécessaires, des mécanismes collectifs.
La science, qui demande des preuves ou des éléments de preuve, des prédictions vérifiables, des débats contradictoires ; la science, qui refuse l’argument d’autorité, est un de ces mécanismes.
Comme l’écrit le physicien Lee Smolin, la science est « notre meilleur instrument dans notre lutte constante pour dépasser notre tendance innée à nous tromper et à tromper les autres ».

 

Amende honorable

  • Le 08/06/2019

Je dois faire amende honorable auprès du petit nombre des visiteurs assidus de mon blog.

Je traverse une crise morale, assez grave pour que ma production jusque-là si soutenue en soit ralentie et assombrie.

Peu de travail, des articles lapidaires.

Cette crise nourrira sans doute mes articles à venir d’enseignements dont j’aurais préféré faire l’économie.

 

Habitude

  • Le 30/05/2019

Je n’ai jamais pu me départir d’une mauvaise habitude : celle de faire en sorte de conforter dans son opinion celui ou celle qui me prend pour un con, un petit, un pauvre… la liste n’est pas limitative.

Une disposition comportementale qui, comme la « disposition à la brouille » que j’ai évoquée dans Intransigeance, serait aussi tirée de mon patrimoine génétique, se serait aussi renforcée, aussi contre mon gré.

Ce n’est pas ma faute !

 

Pusillanimité

  • Le 02/05/2019

J’ai toujours regardé avec perplexité et admiration les gens volontaires et travailleurs.
Je crois que je suis né velléitaire et paresseux.

Je n’ai jamais eu de rêve ni d’ambition.
Je suis pareil à l’immense majorité des gens qui conduisent leur vie en automates.
Beaucoup d’entre eux n’ont pas les moyens de sortir de l’ornière qui leur est assignée.
Mais moi, je suis né plutôt bien doté, dans une configuration familiale et sociale plutôt favorable.
Je n’ai pas d’excuse.

Sauf peut-être celle d’essayer de longue date de penser par moi-même.
Mais y suis-je parvenu et suis-je si différent de ceux qui n’essaient pas ?

Dieu me pardonnera-t-il cette vie pusillanime ?
Il est indulgent, dit-on.

 

Entrain

  • Le 09/04/2019

On m’a reproché le manque d’entrain de mon blog.

J’assume le reproche.

Mes articles sont un peu sérieux, au mieux ironiques.

Mes enregistrements pour piano révèlent un goût immodéré pour les pièces tristes et lentes.

Sur ma page d’accueil, le rêveur de Friedrich est seul, dans le crépuscule, au milieu de ruines.

L’homme n’est pourtant pas désespéré : il rêve, dans les vestiges d’un monde ancien.

Demain il fera jour, dans un monde nouveau.

 

Artistes

  • Le 02/01/2019

Qu’est-ce qu’un artiste ?

A quoi ça sert ?

Beckett disait : « Etre un artiste c’est échouer comme nul autre n'ose échouer. »
Il disait aussi : « Ce qui complique tout, c'est le besoin de faire. »

Beaucoup d’artistes échouent à entrer comme tout le monde dans la société humaine. Cet échec est pour eux fondateur.
Habités par un besoin irrépressible de faire, faire n’importe quoi mais faire, quoi qu’il arrive, ils vont faire à partir de cet amas de décombres qui concrétise leur échec.

Le monde est pour eux un simple chaos qu’il s’agit de mettre en ordre, ici ou là, comme ceci ou comme cela.
En aucun cas ils n’aideront à le comprendre, le monde ; au mieux ils en révéleront certaines pathologies.

Mais alors, à quoi servent les artistes ?

Ils ont longtemps ambitionné collectivement de changer le monde.
Ils ont en général échoué.

Ils sont aujourd’hui des individualités.
Ils sont utiles lorsqu’ils font comprendre à leurs frères et sœurs dans l’isolement, dans le désespoir, dans la folie, qu’ils ne sont pas seuls.
Cela peut les sauver, les uns et les autres.

 

Mensonge

  • Le 13/12/2018

J’ai présenté dans Langage une position indulgente vis-à-vis du mensonge.

Je révise cette position.

Le mensonge est un poison à retardement.

Il doit être traqué sans merci.

 

Humilité

  • Le 11/12/2018

L’indifférence que suscite mon blog ne laisse pas de m’étonner.

Leçon d’humilité.

 

Pianistes

  • Le 27/11/2018

Le piano est un instrument de musique particulier.
Il fait partie des rares instruments classiques qui se suffisent à eux-mêmes.
L’ampleur du répertoire de pièces pour piano seul en témoigne.

Depuis la période romantique, les pianistes ont acquis un statut aussi particulier.
Il est courant de faire des meilleurs d’entre eux des sortes de démiurges, comme s’ils étaient les créateurs solitaires du formidable monde de sonorités qu’ils font vivre.

Ils font penser à ces comédiens qui jouent au cinéma des personnages inouïs avec un tel naturel qu’on les croit dans leurs vies tels qu'ils se montrent dans leurs rôles.

On se demande qui sont ces gens et on peut être bien déçu de les voir ou les entendre s’exprimer à titre personnel. Il arrive qu'ils soient faibles, hésitants, ou encore vaniteux, ou simplement fous, très éloignés de l’image qu’ils donnent en spectacle.

Magie des arts !

 

Musique

  • Le 22/11/2018

Musique et langage sont deux universaux de notre espèce qui possèdent des propriétés communes : nous naissons tous dotés de compétences musicales et langagières que nous développons ultérieurement pour in fine parler une langue et adopter une culture musicale particulières ; toute langue et toute culture musicale possèdent une syntaxe. (La syntaxe musicale est l’ensemble des règles que doivent respecter mélodies, accords et rythmes dans une culture musicale donnée.)

Musique et langage sont pourtant différents : à l’inverse du langage, la musique ne porte pas de sémantique.
Une phrase du langage dit quelque chose alors qu’une phrase musicale ne dit rien.

La phrase « Le lion est mort » dit que le lion est mort et sera comprise par tous les locuteurs du français.
A l’inverse, la phrase musicale « ré la fa ré do# » jouée sur un piano ne dit rien, pas même aux initiés qui reconnaîtront les premières notes du premier contrepoint de l‘Art de la fugue de Bach ; rien qui s'apparente au sens d'une phrase du langage.

La différence entre musique et langage est observable dans le cerveau qui fait un tri a priori entre signaux musicaux et linguistiques pour leur appliquer ensuite un traitement différencié. L’observation des pathologies cérébrales liées à la musique ou au langage confirme cette différence : une aphasie (incapacité à parler) pourra être observée chez un patient qui n’aura rien perdu de ses capacités musicales ; inversement, une amusie (incapacité à reconnaître une mélodie) pourra être observée chez un patient qui n’aura rien perdu de ses capacités langagières.

La musique n’est pas un langage, elle ne donne rien à comprendre.
Elle donne à émouvoir par un jeu de formes.
« La construction faite, l’ordre atteint, tout est dit », a écrit Stravinsky.

Cet ordre musical qui a la sophistication du langage sans la sémantique possède un bien étrange pouvoir sur nous. On peut penser qu’il a sauvé Bach du désespoir lors des nombreuses épreuves qu’il a affrontées dans sa vie. Il nous invite d’ailleurs à suivre son exemple : « J’ai beaucoup travaillé. Quiconque s’appliquera autant pourra faire ce que je fais. »

Au travail !

 

Prétention

  • Le 27/10/2018

« Pour qui se prend-il ? »

Cette question m’accompagne depuis longtemps.
Elle était déjà posée par mes camarades d’école. Plus jeune qu’eux car en avance, j’étais aussi plus petit. J’ai adopté assez tôt, pour me grandir, un port de tête altier qui m’a fait juger prétentieux.
Ce jugement m’a longtemps affecté ; il ne m’affecte plus aujourd’hui.

Mon blog a réveillé la question par la référence à Montaigne, par l’usage répété du je.

La réponse à la question est simple : je me prends pour un sapiens, à part entière, ni plus, ni moins.
Je fais dans mon blog l’exercice qu’a fait avant moi le sapiens Montaigne dans ses Essais, exercice qu’il a engagé comme moi lorsqu’il s’est retiré de la vie active.
Tout nous sépare : son éducation, entouré de précepteurs et domestiques sommés par son père de lui parler latin ; sa vie de seigneur, ami personnel du futur roi Henri IV ; son caractère ; sa vision du monde.
Tout, sauf l’exercice qu’il décide d’engager en 1572 : son avertissement au lecteur est le mien.

Comme Montaigne, et plus légitimement que lui, « j’expose une vie humble et sans gloire ».

 

Bouddhisme

  • Le 26/09/2018

Difficile de dire de quoi est fait le bouddhisme.

Difficile de dire ce que partagent vraiment les centaines de millions de bouddhistes recensés sur notre planète.

On connaît le programme élaboré par le prince Gautama, 5 siècles avant notre ère.
Celui qu’on appellera ultérieurement le Bouddha (l’Eveillé) fait le constat que la vie est faite de souffrance, de renaissances sans fin ; que chacun paie inexorablement les fautes de ses vies antérieures.
La solution qu’il préconise : la suppression du désir, qui doit conduire à la fin de la souffrance, à l’arrêt du cycle des renaissances, à l’Eveil.

On comprend que ne rien désirer, n'être attaché à rien ni personne, réduit l'exposition à la souffrance.
Le programme conduisant à l'Eveil est si radical qu’on est tenté de lui en préférer un autre, à peine plus radical et beaucoup plus simple à réaliser : la mort.

Les bouddhistes de toutes obédiences croient qu’une personne n’est qu’un ensemble illusoire de phénomènes matériels et mentaux ; qu’une personne, ça n’existe pas.
Mais alors… qui renaît ? qui souffre ?

Les réponses à ces interrogations sont confuses.
Il est question d’un flux de conscience porté par un karma impersonnel, fait d’actions bonnes et mauvaises, chaque action portant sa rétribution ; le flux de conscience se promènerait d’un être physique à un autre...

Dans son roman Siddharta, Hermann Hesse fait se rencontrer son héros et le prince Gautama.
Siddharta sera convaincu que le prince s’est sauvé, s’est « affranchi de la mort ». Il lui dira combien il admire sa doctrine, cette belle mécanique d’enchaînement de causes et d’effets ; il lui dira aussi que le prince lui-même est un coin dans cette mécanique puisqu’il l’enraye ; il lui dira enfin que ce n’est pas sa doctrine qui a sauvé le prince mais « ses propres recherches sur sa propre route », que « personne n’arrive à cet affranchissement au moyen d’une doctrine ».

On suivra Siddharta, en regrettant de ne pas avoir comme lui rencontré le Bouddha.

 

Peine

  • Le 04/09/2018

« Ô vous tous, ma peine est profonde : Priez pour le pauvre Gaspard ! »

Verlaine évoque la peine de Kaspar Hauser, enfant abandonné, trouvé en 1828 à l’âge de 16 ans environ errant dans les rues de Nuremberg.

La peine, fléau de notre espèce.

La peine est ce sentiment que découvre l’enfant au détour d’une épreuve, lorsqu’il rencontre la trahison, la barbarie, la mort, lorsqu’il se sent simplement accablé. C’est nouveau, il ne peut rien faire, il doit se résigner. La peine l’accompagnera toute sa vie, la même peine. Comme si une fuite s’était ouverte, laissant échapper indéfiniment sa vigueur. Toujours la même fuite.

Les émotions sont des produits de notre histoire évolutive.
On comprend bien comment la peur ou la colère ont pu être des adaptations, comment ces émotions mettent (en général) dans l’état qui convient pour affronter les circonstances qui les ont induites. On comprend en revanche moins bien comment la peine a pu être une adaptation.
La peine, une bizarrerie de l’évolution, qui crée toutes sortes de choses pour toutes sortes de raisons, pas toujours bonnes.

Le monde se remplit constamment de peine, dans l’indifférence des astres, dans l’indifférence des hommes eux-mêmes, impuissants à l’éradiquer.

 

Langage

  • Le 26/08/2018

D’où vient le langage ? Quand et comment est-il apparu ?

Pourquoi parlons-nous alors que les chimpanzés ne parlent pas ?

Le chimpanzé est notre plus proche parent dans le règne animal. Il appartient à une espèce sociale qui nous ressemble à bien des égards. Pour s’en convaincre, il suffit, comme l’a fait le primatologue Frans de Waal, d’observer les turpitudes de la vie politique d’une communauté de chimpanzés.
On pourrait croire qu’il ne leur manque que le langage pour être des hommes, mais la différence excède le langage : une communauté de chimpanzés est régulée par la biologie et ses inhibitions alors qu’une communauté humaine l’est par la culture et ses interdits.

L’homme peut tout faire, et fait tout, dans le meilleur comme dans le pire. Ce qui l’arrête dans le pire, c’est le contrôle social, exercé dans une société moderne par la police et la justice.
A l’inverse, le chimpanzé ne peut pas tout faire, et ne fait donc pas tout. Chez lui, de nombreux comportements sont inhibés ; ils ne lui viendront tout simplement pas à l’esprit. Alors qu’il est capable de comportements autrement complexes, un mâle béta dans la hiérarchie d’une communauté de chimpanzés ne tuera pas dans son sommeil le mâle alpha pour prendre sa place.


Hypothèse
 

A un moment de notre histoire évolutive, un comportement jusque-là inhibé, comme le meurtre d’un rival politique dans son sommeil, a été désinhibé pour un de nos ancêtres. Sans savoir quand ni comment c’est arrivé – une ou plusieurs mutations génétiques, associées ou pas à des conditions environnementales particulières –, on peut être sûr que c’est arrivé.
Cet événement fondateur, qui pourrait être unique, comme le péché originel, nous a irrémédiablement séparés du chimpanzé, et de tous les autres primates. La désinhibition à l’origine de cet événement s’est par la suite répandue parce qu’elle était favorable à ceux qui la portaient.
Ainsi est né l’homme moderne, ou plutôt son précurseur.

Jean-Louis Dessalles, chercheur en sciences cognitives, fait naître le langage chez ce précurseur, dans la période troublée qui a suivi son émergence. Dans son scénario, le langage ne précède pas la désinhibition, il la suit ; il va permettre la régulation sociale de cette nouvelle société dans laquelle tout le monde peut tuer tout le monde par la ruse, dans laquelle tout le monde doit se méfier de tout le monde.
La fonction première du langage serait ainsi d’afficher, plus que de dire ; de montrer qui est avec qui, qui est utile pour prévenir le danger, qui est digne de confiance.


Affichage
 

L’analyse de l’usage que nous faisons aujourd’hui du langage permet d’étayer cette hypothèse. Le temps que nous passons à parler pour ne rien dire est considérable. A quoi sert-il ? A faire comprendre à notre (nos) interlocuteur(s) notre sentiment vis-à-vis de lui (eux), à montrer dans quel camp nous sommes.
Une large partie de ce temps est en fait consacré à signaler aux autres ce qui sort de l’ordinaire, ce qui est inattendu : « Il paraît que… », « Savais-tu que… ? »… Les événements signalés ne présentent en général aucun intérêt dans le contexte où ils sont signalés ; ils servent à montrer que nous sommes capables de déceler ce qui est inattendu, ce qui sort de l’ordinaire, et de le signaler… à nos amis. Qualité utile pour prévenir le danger.
On observera que ce comportement est déjà présent chez l’enfant de 9 mois qui communiquera systématiquement aux adultes qui l’entourent tout ce qui lui paraîtra sortir de l’ordinaire, comme le pantin qui se balance au-dessus de lui. De son côté le jeune chimpanzé également attiré par tout ce qui sort de l’ordinaire ne signale rien à ses congénères.

Cette fonction d’affichage du langage paraît bien étrange. Le langage n’a-t-il pas simplement été retenu par la sélection naturelle pour partager l’information, comme le cou de la girafe a été retenu pour manger les feuilles des arbres les plus hauts ? Les choses ne sont pas si simples.
Le mécanisme de la sélection naturelle agit au niveau de l’individu, pas au niveau du groupe. Si un trait physique (comme le cou de la girafe) ou comportemental (comme le langage) est favorable aux individus qui le portent, alors ces individus se reproduiront plus que les autres et le trait pourra se répandre, dans l’espèce entière le cas échéant. C’est bien ce qui s’est passé pour le cou de la girafe.
Pour le langage, on comprend le bénéfice collectif qu’apporte à un groupe d’individus le partage de l’information détenue par chacun – pour lutter contre les prédateurs, pour chercher la nourriture, pour la vie sociale en général. En revanche, dans un échange par le langage entre un locuteur et un auditeur, si on comprend bien le bénéfice que tire l’auditeur à écouter et prendre les informations utiles que lui livre le locuteur, on comprend moins bien le bénéfice que tire le locuteur de l’échange.
D’autre part, si le langage est apparu dans l’espèce humaine pour partager l’information, pourquoi sommes-nous la seule espèce à en disposer ? Pourquoi les systèmes de communication animale existant dans de nombreuses autres espèces sont-ils restés aussi frustes par rapport au langage humain ?
Peut-être parce que la fonction première du langage n’est pas le partage de l’information mais bien la fonction d’affichage de Jean-Louis Dessalles.

Le cratérope écaillé donne un autre exemple éclairant de sélection d’un comportement d’affichage.
Le cratérope écaillé est un oiseau du désert qui vit en groupe, dans les rares buissons de son territoire. Son espérance de vie atteint 60 ans dans un bon buisson ; elle peut être de moins de 2 ans en terrain découvert. Le cratérope doit donc se faire accepter dans un buisson, d’une manière ou d’une autre. Pour ce faire, les individus sont en compétition pour… monter la garde, s’approcher le plus possible des prédateurs pour les éloigner du buisson qu’ils occupent, ou encore nourrir les jeunes. Ces conduites altruistes n’ont pas été retenues par la sélection naturelle pour leur caractère altruiste (la sélection naturelle n'opère pas au niveau du groupe) mais parce qu’elles permettent d’afficher les qualités utiles chez un partenaire de buisson.
Les cratéropes comme les hommes interagissent au sein de coalitions dans lesquelles ils choisissent leurs amis, sur les qualités qu’ils affichent.


Histoire évolutive
 

L’histoire évolutive du langage a commencé à s’écrire très récemment, dans les années 1990, plus d’un siècle après que Darwin a publié L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle. Darwin avait pourtant bien compris que la sélection naturelle opère sur les comportements comme sur les caractères physiques. L’histoire évolutive du langage est, il est vrai, difficile à écrire : elle engage de nombreuses disciplines du savoir – la paléoanthropologie, la biologie évolutive, la neurophysiologie, la linguistique, la psychologie cognitive, l’éthologie (la liste n’est pas close) – et les preuves matérielles sont rares (les paroles ne laissent pas de traces).

Les scénarios élaborés restent bien sûr spéculatifs et des questions élémentaires restent ouvertes.

Le langage est-il apparu par étapes : un protolangage (langage Tarzan), sans syntaxe, puis le langage tel que nous le connaissons, avec syntaxe ?
Cette idée a été défendue par le linguiste Derek Bickerton, qui a suggéré que le langage pouvait être issu d’un protolangage comme une langue créole peut être issue d’un pidgin. A l’exemple de Hawaï qui a vu se créer un pidgin d’anglais, dont le vocabulaire et la syntaxe étaient extrêmement pauvres, au sein de la main d’œuvre polyglotte, formée de Chinois, Coréens, Japonais ou autres Philippins, immigrée aux environs de 1900 pour travailler dans les plantations de canne à sucre. Les enfants de ces immigrés en ont fait une langue créole en quelques années.

Le langage est-il une exaptation ?
L'exaptation est une adaptation opportuniste : les caractères utiles à une nouvelle fonction ont en fait été sélectionnés pour une autre. Les plumes des théropodes ont par exemple été sélectionnées pour la thermorégulation ; elles ont permis le vol.

La récursivité est-elle la propriété singulière qui caractérise le langage humain ?
Cette idée est défendue par Noam Chomsky. La récursivité est la propriété du langage qui permet d’enchâsser les éléments d’une phrase : « Je crois qu’il sait que j’ai compris qu’il a menti. » Cette propriété n’est observée même de façon embryonnaire dans aucun système de communication animale. Est-elle une propriété de la pensée avant d’être celle du langage ? Est-elle apparue indépendamment ?

Questions difficiles, à instruire, sans réponses explicites dans le scénario de Jean-Louis Dessalles.

La psychologie évolutionniste qui s’attache à comprendre notre psychisme de sapiens moderne à travers notre histoire évolutive devrait tirer profit de l’histoire évolutive du langage en train de s’écrire. Le scénario de Jean-Louis Dessalles, s’il était confirmé, pourrait par exemple éclairer notre rapport au mensonge.


Mensonge
 

Les hommes traquent le mensonge. On comprend pourquoi : notre vie sociale repose sur la confiance et le mensonge y fait obstacle. Mentir ne coûte pas cher et peut rapporter gros. Il faut donc se montrer vigilant.
Les hommes sont pourtant exagérément vigilants et ont tendance à considérer qu’on ne peut pas faire confiance à une personne qui a menti une fois, le mensonge fût-il véniel. Comme si tout mensonge mettait en danger tout le monde, comme si nous vivions encore dans cette période troublée qui a vu naître le langage.
Ainsi, la personne qui mentira sur son âge ne sera pas jugée digne de confiance ; le mendiant qui simulera une infirmité pour gagner quelques sous et manger ne sera pas jugé digne de l’aumône qu’il réclame.
En revanche, le mensonge par omission sera beaucoup mieux toléré. Comme si le mensonge devait être dit pour être condamné, sévèrement.


Perspectives
 

Les progrès futurs dans l’histoire évolutive du langage sont à attendre de la neurophysiologie qui pourra dire comment le langage s’est concrètement inscrit dans notre système nerveux.
Rappelons le postulat de la psychologie évolutionniste : notre système nerveux est un produit du Pléistocène, cette longue période (2,5 millions d’années jusqu’au néolithique) qui remonte à la naissance du genre Homo et couvre notre passé de chasseur-cueilleur ; il a marginalement évolué par la suite.
L’étude de l’implémentation du langage dans notre système nerveux devrait confirmer que les grandes étapes de cette implémentation ne sont pas nombreuses, que l’exaptation est à peu près certaine, que nous restons à de nombreux égards des chasseurs-cueilleurs.

 

Beauté

  • Le 19/04/2018

Pour Platon, il existe au-delà du monde perceptible un monde fait d’idées, immuables, éternelles, dont les réalités de notre monde, changeantes, périssables, sont l’instanciation, imparfaite.
Chacun de nous est par exemple une instanciation de l’idée d’homme.
Les idées sont accessibles par la seule raison alors que les réalités sont perçues par les sens.

La métaphysique de Platon a encore aujourd’hui de fervents adeptes chez les mathématiciens. Les mathématiques ressemblent en effet aux idées de Platon à bien des égards : on accède au monde mathématique par la raison ; le monde physique, appréhendé par des modèles mathématiques, peut être vu comme l’instanciation d’idées mathématiques ; l’instanciation est imparfaite, les modèles mathématiques ne marchent jamais parfaitement dans le monde physique. De nombreux mathématiciens voient ainsi dans les mathématiques un monde d’idées platoniciennes, qu’ils découvrent et explorent.

Pour Platon, la beauté se situe dans les idées, ainsi que la vérité à laquelle la beauté est simplement assimilée.
L’art qui pour lui est représentation des réalités, n’est qu’imitation, plus ou moins conforme. C’est une activité inférieure, qui ne peut s’élever qu’en tendant vers la représentation des idées.

Quoique reposant sur une métaphysique différente (la métaphysique chrétienne), l’esthétique classique ne remet pas en cause les fondements de l’esthétique platonicienne : la beauté est objective et elle est assimilée à la vérité.
Longtemps après Platon, Boileau écrit : « Rien n’est beau que le vrai. »

Les Lumières opèrent un renversement de perspective, exprimé par David Hume : « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente ».

La subjectivité de la beauté est dès lors affirmée. Le rapport entre beauté et vérité est revisité ; l’art est progressivement déconstruit, jusqu’au « ready-made » de Duchamp, jusqu’à l’idée que tout est art.
Mais si tout est art, alors rien n’est art.

Jacques Maritain, philosophe chrétien du 20ème siècle, reprendra l’esthétique platonicienne pour contester le relativisme esthétique et montrer comment la beauté et la vérité ont partie liée dans l’art.
Il réhabilitera l’art comme représentation d’idées (qu’il nomme formes). Sa définition de l’idée sera plus "libérale" que celle de Platon et plutôt conforme à la définition d’Aristote, qui ne pensait pas les idées indépendantes de la matière qui les réalise. Pour Aristote, les idées sont « aussi nombreuses que les choses ».
Jacques Maritain écrira : « Ce qui est requis, ce n’est pas que la représentation soit exactement conforme à une réalité donnée, c’est que par les éléments matériels de la beauté de l’œuvre passe bien, souveraine et entière, la clarté d’une forme ; d’une forme et donc de quelque vérité : en ce sens-là le grand mot des Platoniciens, splendor veri (splendeur de la vérité), demeure toujours. Mais si la joie de l’œuvre belle vient de quelque vérité, elle ne vient pas de la vérité de l’imitation comme reproduction de choses, elle vient de la perfection avec laquelle l’œuvre exprime ou manifeste la forme, au sens métaphysique de ce mot ; elle vient de la vérité de l’imitation comme manifestation d’une forme. »

L’art est la représentation intelligible d’idées, singulières, produite par des artistes, singuliers. Les artistes s’emploient à représenter ce qu’ils ont dans la tête, avec précision. Ils mettent leur savoir-faire au service de cette représentation. C’est dans cette représentation qu’ils donnent à comprendre les idées.

Les idées peuvent être vides, ou sans grand contenu, être de simples impostures. Il n’y a alors rien ou pas grand-chose à comprendre.
Les idées peuvent être si singulières que les maîtres du passé ne les comprennent pas.

De quelle vérité parle Maritain ? De la vérité de la tête. Une vérité subjective, dans la tête de l’artiste dans un premier temps ; partagée par d’autres sujets par la suite.
In fine, une vérité intersubjective, pas une vérité objective.

La vérité objective pourra être travestie pour servir la vérité subjective de l’artiste.

Rodin explique par exemple comment, pour représenter un jeune homme à genoux levant des bras suppliants vers le ciel, il a accusé la saillie des muscles pour traduire la détresse, il a exagéré l’écartement des tendons pour marquer l’élan de la prière. Il ajoute qu’il l’a fait sur le moment sans s’en rendre compte, et constaté par la suite. Il explique que l’artiste « voit les vérités sous les apparences ».

Truman Capote écrit dans De sang froid ce qu’il appelle le « récit véridique » du massacre perpétré en 1959 par Perry Smith et Richard Hickock sur la famille Clutter. Il écrit en fait la vérité de ce qu’il a dans la tête à l’issue de son enquête qui dura 5 ans. Il rapporte par exemple dans son récit les propos que lui ont adressés Perry Smith et Richard Hickock. Ces propos sont réécrits, réagencés, adressés à d’autres personnes ou présentés dans des monologues : Truman Capote n’apparaît pas lui-même dans le récit. Le résultat est pourtant vrai et donne à comprendre quelque chose de ce massacre sans raison.

L’art est le lieu de la réconciliation entre le sensible et l’intelligible, entre la beauté et la vérité.
Le relativisme doit être combattu dans les arts comme dans les sciences, contre les imposteurs, contre les maîtres aussi.

 

Ni Dieu, ni maître

  • Le 21/02/2018

J’ai longtemps cru que le mot d’ordre de Blanqui allait de soi, dans son sens littéral. Il n’en est rien.
Pour preuves : le nombre extravagant de gens qui prêtent encore aujourd’hui allégeance à un quelconque dieu ; le nombre également extravagant de gens qui donnent encore aujourd’hui du « maître » à un quelconque gourou.

Les dieux appartiennent à une religion ou une autre, grande ou petite, monothéiste ou pas ; ils ont été identifiés dans un lointain passé, sont présentés dans des récits mythologiques.
Les gourous aussi sont issus du passé. C’est bien souvent leur érudition autour de quelque tradition religieuse ou intellectuelle qui en fait des « maîtres » d'aujourd'hui. Ils invoquent invariablement les textes et les « maîtres » du passé. Pour disqualifier un auteur d’aujourd’hui, il leur suffira de dire qu’au mieux il répète les « maîtres » du passé. La démonstration pourra être fruste, quelques remarques à l’emporte-pièce suffiront.

Curieuse idée que celle qui voudrait que les hommes du passé aient été plus savants que nous.

Il arrive même que l’on donne du « maître » à de simples champions, en mathématiques ou en musique par exemple ; des champions qui, au demeurant, méritent souvent d'être admirés et remerciés pour leurs contributions.

Etrange et malsaine habitude que de donner du « maître » à quelque sapiens que ce soit, laissant entendre qu’il pourrait être un mutant de l’espèce, que nous lui devrions une déférence particulière.

La grande civilisation chinoise incapable de critiquer ses « maîtres » a attendu l’arrivée des jésuites (fin du 16ème siècle) pour comprendre que la terre est ronde.

N’importe quelle autorité doit pouvoir être contestée, comme n’importe quel savoir.

Nous avons aboli les privilèges le 4 août 1789.
Ils ne doivent être rétablis sous aucun prétexte : ni la naissance, ni l’argent, ni même le talent.

 

Système

  • Le 09/12/2017

« Y a-t-il une unité dans mes textes ?
– Oui… presque trop. »

La réponse à ma question est donnée par un lecteur bienveillant et avisé de mon blog.
Que dois-je en penser ?

Etant « moi-même la matière de mon blog », je dois d’abord penser qu’il y a bien quelqu’un dans la matière de mon blog, que l’unité du blog c’est moi.
Va pour le « oui » ; mais le « presque trop » ?

Tourgueniev a écrit un jour à Tolstoi : « Dieu fasse que votre horizon s'élargisse chaque jour davantage ! Ceux qui s'attachent à des systèmes sont ceux qui, incapables d'embrasser la vérité tout entière, tentent de l'attraper par la queue. Un système, c'est un peu la queue de la vérité, mais la vérité est comme le lézard : elle vous laisse sa queue entre les doigts et file, sachant parfaitement qu'il lui en poussera une autre en un rien de temps. »

Je crois que je fais partie des esprits de système fustigés par Tourgueniev.

Tourgueniev a raison de rappeler qu’il ne faut s’attacher à aucun système de pensée, qu'il faut être capable d’en changer lorsqu’il s’avère faux ou infécond. La vérité appréhendée n’est en général pas entière, la cohérence d’un système de pensée ne garantit pas sa pertinence.

Je vais veiller à contenir le « trop ».

 

Libre arbitre

  • Le 28/11/2017

Lorsque nous pensons ou agissons, sommes-nous libres ?

La science a établi que nous sommes faits de de la même matière que les étoiles que nous observons ; les tables, les voitures ou les robots que nous fabriquons.
Nous sommes soumis comme chacun de ces objets aux lois de la physique.
Jusqu’à quel point ces lois nous contraignent-elles dans nos pensées ou nos actions ?

Laplace écrit en 1814 : « Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était suffisamment vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »

S’appuyant sur le modèle mécanique de Newton, Laplace imagine un monde dans lequel, en tant qu’objets matériels, nous sommes condamnés à penser et agir conformément à une histoire qui est écrite.
Un monde terrible et plutôt vain dans lequel la liberté n’a pas sa place ; un monde dans lequel il convient de douter de toutes les idées émises, fût-ce par M. de Laplace… sauf à être convaincu qu’il est une sorte de prophète.
Les fondements de sa théorie ont été invalidés moins d’un siècle après qu’il l’eut énoncée.

Laplace croyait avoir démontré la stabilité du mouvement de 3 corps matériels en interaction gravitationnelle (comme le soleil, la terre et la lune).
Poincaré a démontré que ce système à 3 corps comme de nombreux systèmes physiques est imprédictible du fait de sa sensibilité aux conditions initiales. Pour prédire l’évolution du système à partir d’une situation initiale, il faudrait connaître avec une précision infinie les conditions initiales.
Au-delà du système à 3 corps, c’est l’instabilité de l’ensemble du système solaire qui est démontrée. On ne peut pas prévoir son évolution au-delà d’une dizaine de millions d’années. Les simulations récentes ont établi que des collisions ou des éjections de planètes sont possibles (dans un horizon plutôt lointain : 5 milliards d’années).
La prédictibilité universelle de Laplace est remise en cause.

Un autre système physique va remettre en cause plus profondément la vision du monde de Laplace.
Lorsqu’on projette un photon sur un écran, on ne peut pas prévoir la position de l’impact sur l’écran mais seulement la probabilité de cet impact ici ou là.
On montre que l’incertitude et la probabilité associée ne sont pas le fait de notre connaissance imparfaite des conditions initiales mais que le photon n’a tout simplement pas de position dans l’espace avant son impact sur l’écran.
Cette fois, c’est le déterminisme universel de Laplace qui est remis en cause.

Et le libre arbitre dans tout ça ?
Il est difficile de dire que le libre arbitre est dans l’imprédictibilité lorsque cette imprédictibilité est le fait de notre ignorance.
Le libre arbitre n’est pas non plus dans le hasard. Mallarmé le sybillin l’a écrit : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. »
Pourtant, dans un sens que précise Stanislas Dehaene, le libre arbitre est bien dans les machines biologiques autonomes que nous sommes, ces machines réalisées par l’évolution.

Que faut-il entendre par libre arbitre ?
Pas le pouvoir de délibération ex nihilo d’un être abstrait sans passé ni désir (comme l’âne de Buridan qui meurt de faim et de soif entre son picotin d'avoine et son seau d'eau).
Il faut entendre par libre arbitre la capacité à prendre nos décisions en toute indépendance en nous appuyant sur nos croyances et notre expérience passée tout en contrôlant nos pulsions indésirables.
C’est ce que permet la conscience qui recueille les informations en provenance des sens et de la mémoire, en fait la synthèse et évalue les conséquences de chaque option.

Il est vrai que nous ne comprenons pas bien aujourd’hui les processus cérébraux par lesquels s'opère la sélection des informations transmises à la conscience.
Il est vrai aussi que nous comprenons encore très partiellement comment la mémoire enregistre les informations et en permet le rappel à la conscience ultérieurement.
Il est vrai enfin que le hasard intervient aussi dans notre prise de décision.

Pour autant, comme l’écrit Stanislas Dehaene : « Ce qui compte pour qu’une décision soit libre, c’est l’autonomie de la délibération. »
Dans ce sens, nous sommes bien libres.

Dans son livre Homo deus, 2 siècles après Laplace, l’historien Yuval Harari écrit : « Les décisions prises au terme d’une réaction en chaîne d’événements biochimiques, chacun d’eux étant déterminé par un événement antérieur, ne sont certainement pas libres. »
Dans ce même livre, il nous met en garde contre les risques portés par les évolutions technologiques en cours. Des hommes « augmentés » associés à des robots pourraient prendre le pouvoir sur nous, les sapiens pas augmentés. Il s'adresse au lecteur : « Libre à vous de penser et vous conduire de façon que les scénarios qui ne vous plaisent pas ne se matérialisent pas. »
Alors, libre ou pas libre ?
Oublions la contradiction et retenons la mise en garde.

Nous sommes libres, pour le meilleur et pour le pire.

 

Intransigeance

  • Le 14/11/2017

« Papa, tu n’aimes personne. »

Lorsqu'elle me dit ça, ma fille fonde sa remarque sur le nombre de fois où elle m’a entendu dire : « Celui-là (ou celle-là), je ne l’aime pas », en général devant la télévision, ou en réponse à une question de sa part : « Et celui-là (ou celle-là) papa, qu’est-ce que t’en penses ? »
Les statistiques lui donnent raison : mes commentaires bienveillants sont rares.

Les commentaires relevés par ma fille portent sur des personnes publiques, que je ne connais pas personnellement : hommes politiques, journalistes, intellectuels, vedettes du showbiz, animateurs de télévision…

A noter que je ne discrimine pas : mon jugement n’est pas influencé par le sexe, la couleur de peau, l’origine sociale, la nationalité ou la confession religieuse.
(S’il l’était, ma fille n’aurait pas manqué de me le faire remarquer.)

Mes commentaires sont étayés : je dis pourquoi j’aime ou je n’aime pas, je donne à chaque fois une raison. Le commentaire « Je n’aime pas » reposera sur un défaut publiquement exprimé par la personne concernée, ou une faute commise par elle.
Le défaut sera rédhibitoire ; la faute inexpiable.

Le défaut ou la faute sont rattachés à un nombre limité de registres : la méchanceté, le cynisme, l’hypocrisie, la bêtise, le vice, la cupidité, la suffisance, le mépris.
Le comique méchant, moquant les faibles et épargnant les puissants, ne me fera pas rire ; je condamnerai irrévocablement l’homme politique cynique ; etc.

Suis-je exempt de ces défauts que je stigmatise ? Peut-être pas.
Je ne me suis pas à ce jour auto-condamné sur ces registres, mais j’accepte qu’on retienne contre moi, au moins, l’intransigeance.

Mon intransigeance est en fait bien connue des amis avec lesquels je me suis brouillé. Elle est l’expression d’une disposition comportementale que je crois avoir acquise à la naissance et qui s’est renforcée par la suite, contre mon gré bien sûr.

Pour rappel, notre patrimoine génétique détermine non seulement nos caractères physiques mais aussi nos dispositions comportementales, au nombre desquelles je suis tenté de mettre une « disposition à la brouille ». De nombreuses personnes de ma famille ont une propension bien supérieure à la moyenne à se brouiller ; je fais partie de ces personnes.

Quelque chose à redire ?… Ce n’est pas ma faute !

 

Amitié

  • Le 01/10/2017

« Papa, pourquoi tu écris des articles que personne ne lit ? »

Lorsque ma fille m’a posé cette question bienveillante, je lui ai répondu que mes articles sont lus et commentés, dès leur parution, par un petit nombre de « parents et amis » (pour reprendre la terminologie de Montaigne), lecteurs et commentateurs de grande qualité.

Il est vrai que mes centres d’intérêt sont peu partagés, que la lecture de mes articles n’est pas aisée ; il est vraisemblable qu’on me lit par amitié.

Ai-je donc si peu d’amis ?

Montaigne a une très haute idée de l’amitié : « Dans l’amitié dont je parle, les âmes des amis s’unissent et se fondent l’une en l’autre. »
Je dirais, plus sobrement : « Entre amis, ce qui est important pour l’un est important pour l’autre. »

J’attends de mes amis qui ont l’habitude de lire, qu’ils lisent et commentent mes textes.

Comme Picabia, je ne suis pas rancunier… mais j’ai la liste.

 

Vérité

  • Le 14/09/2017

Est-on jamais sûr de rien ?

L’incertitude semble inhérente au savoir.

Que faut-il en penser ?
 

Vérité
 

Est-il vrai que M. Mercier a tué l’amant de sa femme ?
M. Mercier est accusé du meurtre de l’amant de sa femme. M. Richard, voisin de la victime, dit avoir reconnu dans l’obscurité M. Mercier alors qu’il sortait du domicile de la victime, la nuit du crime. Un mobile certes – la victime est l’amant de la femme de M. Mercier –, mais pas d’éléments de preuve matériels en dehors du témoignage de M. Richard qui n’a pas vu M. Mercier tuer la victime, qui peut s’être trompé, avoir menti.
On ne peut pas être sûr que M. Mercier a tué l’amant de sa femme.

Est-il vrai que nous vivons dans un espace-temps courbé par la matière ?
Notons tout d’abord que cela ne peut être vrai que dans un sens métaphorique. L’espace-temps (courbé par la matière) de la relativité générale est une représentation géométrique unifiée de l’espace et du temps dans lesquels nous sommes immergés, un modèle mathématique qui permet de comprendre la gravité et ses effets. Un modèle n’est pas le réel, même s’il permet de l’appréhender.
Le modèle de la relativité générale a toujours été confirmé par l’expérience, sauf quand la densité de matière est trop grande : trou noir, univers primordial. Tôt ou tard, il sera remplacé par un modèle de gravité quantique qui prendra en compte ces environnements. Nous ne savons pas aujourd’hui de quoi sera fait ce futur modèle.
On peut dire que la relativité générale est le meilleur modèle de gravitation que nous ayons aujourd’hui ; on ne peut pas dire, de façon définitive, que nous vivons (même dans un sens métaphorique) dans un espace-temps courbé par la matière.

Est-il vrai que l’équation xn+yn=zn n’a pas de solution entière pour n>=3 ?
Cette conjecture formulée par Fermat il y a plus de 3 siècles a été démontrée par Andrew Wiles en 1994. Les règles de la démonstration mathématique ont été fixées par les mathématiciens. Elles sont respectées par Andrew Wiles dans sa démonstration.
On est sûr que l’équation xn+yn=zn n’a pas de solution entière pour n>=3.
(Nous admettrons que le petit nombre de mathématiciens compétents qui ont validé sa longue et complexe démonstration ne se sont pas trompés.)

 

Incertitude
 

Dans les exemples qui précèdent, seule la vérité mathématique est certaine et pérenne (tant que les mathématiciens ne décident pas de revoir les règles de la démonstration).
Seules les vérités de raison, que l’on démontre par la logique, peuvent être certaines ; les vérités de fait, tirées de l’expérience, ne peuvent pas être certaines.

L’incertitude est bien la règle, dans tous les domaines du savoir, sauf les mathématiques.

A propos, à quoi servent les mathématiques ?
A quoi sert par exemple la conjecture de Fermat, aujourd’hui démontrée ? En l’état, à rien.
Les mathématiques ne servent à rien, en général. Les mathématiciens développent de très nombreuses théories ; un petit nombre d’entre elles sert à modéliser et comprendre le réel, avec efficacité, et justifie la formule de Galilée : « La nature est écrite en langage mathématique. »
S’il est efficace, un modèle mathématique dit quelque chose du réel qu’il représente, mais ce qu’il dit du réel ne peut pas être vrai absolument.

Dans ces conditions, à quoi bon chercher la vérité du réel, puisqu’elle reste toujours entachée d’incertitude ?

Juges et jurés cherchent la vérité, ensemble, pour les besoins de la justice.
Même si on n’arrive pas à démontrer que M. Mercier a tué son rival, il n’en reste pas moins que oui ou non il l’a fait. S’il l’a fait, il doit aller en prison ; si juges et jurés ne parviennent pas à l’intime conviction que M. Mercier est coupable, alors il faudra l’acquitter.
La recherche de la vérité par la justice est un exercice collectif s’appuyant sur les preuves produites par toutes les parties et un débat contradictoire.

Le même processus – preuve et débat contradictoire – fonctionne pour la connaissance, qui est aussi collective (aucun Pic de la Mirandole ne porte tous les savoirs contemporains). Il est à l’œuvre dans les sciences ; il fait défaut partout où règne l’argument d’autorité, partout où prévaut l’idée que tous les savoirs se valent dès lors qu’aucun n’est certain.

Cette dernière idée – tous les savoirs se valent dès lors qu’aucun n’est certain – est évidemment fausse. Les acteurs de la décision de justice le savent bien : lorsque les preuves matérielles font défaut, l’intime conviction repose sur une évaluation de la vraisemblance des hypothèses en concurrence, et alors toutes les hypothèses ne se valent pas.
 

Science
 

La recherche de la vérité est bien dès l’origine le but de la science qui est née en Grèce avec la volonté de comprendre le monde par la seule raison puis s’est développée en Europe en y ajoutant la vérification des théories par l’expérience.

Qu’est devenue la science aujourd’hui ?
Pour Popper, on est dans la science lorsque ce qu’on dit peut être infirmé par l’expérience. Chaque théorie scientifique est ainsi assortie de prédictions qui si elles sont contredites par l’expérience alors la théorie pourra être abandonnée ; si en revanche elles se réalisent alors la théorie sortira renforcée (comme la mécanique classique avec la découverte de Neptune prédite par Le Verrier).
Feyerabend a objecté à Popper que la mécanique classique n’a pas été abandonnée quand elle a été infirmée par la précession du périhélie de Mercure. Elle n’a pas non plus été abandonnée ni remplacée à proprement parler par la relativité générale lorsque cette dernière a rendu compte de cette précession. Pourquoi ? Parce que la mécanique classique reste féconde même si elle est moins précise que la relativité générale et repose sur un modèle conceptuel très différent.
Feyerabend faisait également remarquer que la science n’a pas vraiment de méthode, que si on devait résumer sa façon de faire, on dirait : « Tout est bon. »

Feyerabend a raison. Comte affirmait par exemple en 1835 que la composition chimique des étoiles resterait à jamais hors de portée de la science ; il n’a pas vécu assez longtemps pour voir naître la spectrographie qui permet de tirer cette information de la lumière émise par les étoiles. De la même façon, on ne sait pas aujourd’hui comment on pourra un jour valider l’hypothèse du multivers (univers multiples). Et pourtant il le faudra bien si on veut que cette hypothèse ne reste pas une simple spéculation, comme n’importe quelle croyance religieuse.

Le succès de la science repose sur une règle simple : tout peut être discuté, tout le temps, par tout le monde… sous réserve que ce soit étayé. Que veut dire étayé ? Ça se discute aussi, mais en tout état de cause on s’appuiera sur des preuves, un débat contradictoire ; on rejettera invariablement l’argument d’autorité. (Le processus s’enraye bien de temps à autre mais, ainsi que l’histoire des sciences le montre, finit toujours par triompher.)
 

Et après ?
 

La survie de notre espèce dépendra de la capacité de tous les sapiens, quelles que soient leurs cultures, leurs croyances (religieuses ou païennes), à vivre ensemble dans un monde globalisé.

Les conflits humains les plus brutaux opposent souvent des communautés de croyances, des religions. Dans une perspective de paix, le rapport à la vérité est essentiel.

La science est quelquefois difficile à comprendre, le débat contradictoire est toujours actif, l’incertitude est la règle. Mais la science reste universelle, accessible à tous les sapiens. Elle permet d’identifier les croyances fausses, de statuer raisonnablement entre des croyances contradictoires, de sortir du dialogue de sourds : « Mes croyances sont vraies ; les tiennes sont fausses. »

La science et l’éducation qui l’accompagne ont fait évoluer cultures et croyances partout, de longue date ; elles continueront de le faire et restent le meilleur support sur lequel on pourra bâtir une société humaine globalisée pacifique.